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l’arrêt est sans appel, qu’il est inutile de vouloir lutter « contre la grande puissance sociale du siècle, » que le monde appartient aux Sémites, qu’ils en sont les maîtres prédestinés, que les Allemands doivent se résigner à devenir leurs très humbles serviteurs et leurs ilotes, que l’Allemagne n’est plus qu’une Palestine sans palmiers, et il s’écrie en se frappant la poitrine : Finis Germaniæ ! On persuaderait difficilement à M. de Treitschke que l’Allemagne soit un pays fini ; mais après avoir dit : « Les juifs sont notre malheur ! » il ne propose aucun moyen sérieux de conjurer le fléau, et sa haute sagesse politique se trouve à court. L’adversaire résolu de Satan, le plus intrépide et le plus délibéré des controversistes, M. Stöcker, a senti lui-même en cette rencontre défaillir son courage et sa logique. Pharaon était un autre homme ; Pharaon avait découvert qu’il y avait en Égypte beaucoup plus de 45,000 juifs, et il trouvait, lui aussi, que c’était trop. Il recourut au ministère des sages-femmes, et on sait quels ordres il leur donna ; mais M. Stöcker n’est pas un Pharaon, les grands moyens lui répugnent. En 1819 certains hébréophobes proposaient de reléguer de nouveau les Juifs allemands dans leur ghetto, de coudre à la manche de leur habit un lambeau d’étoffe de couleur voyante, de les placer sous la surveillance de la police, de les obliger à marier leurs filles à des chrétiens. M. Stöcker ne réclame rien de pareil ; il ne demande pas même qu’on les bannisse des gymnases, qu’on les condamne à faire eux-mêmes leur cuisine, qu’on les mette à la porte du Reichstag, qu’on interdise à M. Lasker de parler et à M. Bamberger d’avoir de l’esprit. Il demande seulement qu’on réforme le régime hypothécaire et les lois sur les sociétés par actions, qu’on prenne des mesures qui empêchent désormais les capitalistes qui ne savent rien faire d’exploiter les métiers. Il insiste aussi pour qu’on réduise le nombre des juges qu’Israël fournit à la Prusse et pour qu’on chasse ses instituteurs de toutes les écoles primaires. D’autres ont été plus hardis. Ils déclarent que l’Allemagne ne sera sauvée que le jour où les juifs ne seront plus ni électeurs ni éligibles, qu’il faut à tout prix leur défendre d’acquérir la terre, de faire aucun commerce, aucun trafic sans une autorisation de la police renouvelable d’année en année, et leur interdire l’entrée de la Bourse. Ce qui importe davantage encore, c’est de fermer dorénavant la frontière à tous les juifs étrangers ; quant aux Israélites domiciliés à ce jour en Allemagne, on aura soin de les disséminer dans tout le pays, et selon le bon plaisir de l’état, on répartira ce bétail entre toutes les communes au prorata de leur population. Il y a peu de chances à la vérité pour que ces sages mesures soient adoptées ; grâce à Dieu, il est quelquefois plus facile d’écrire une sottise que de la faire.

Qu’a pensé le chancelier de l’empire de cette nauséabonde et dangereuse polémique ? S’est-il souvenu qu’il y a trente ans, il avait combattu l’émancipation des juifs, en invoquant les droits sacrés de l’état