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que nous savons bien, c’est que jusqu’en 1848 on leur défendait de l’être, puisqu’on les mettait hors de la loi commune. Pour les opprimés, le pays natal est une terre étrangère, et qui n’a pas de droits n’a point de patrie.

Voltaire, qui avait infiniment plus de bon sens et d’humanité qu’un teutomane, a écrit quelque part qu’après tout la patrie est un bon champ, dont le possesseur, logé commodément dans une maison bien tenue, pourrait dire : « Ce champ que je cultive, cette maison que j’ai bâtie sont à moi ; j’y vis sous la protection des lois, qu’aucun tyran ne peut enfreindre. Quand ceux qui possèdent comme moi des champs et des maisons s’assemblent pour leurs intérêts communs, j’ai une voix dans cette assemblée, je suis une partie du tout, de la communauté, de la souveraineté : voilà ma patrie. » Voltaire remarquait à ce propos que beaucoup d’hommes sont condamnés par une nécessité d’état à n’avoir point de patrie. Il comptait dans le nombre Attila et cent héros de ce genre, qui en cheminant toujours n’étaient jamais hors de leur chemin, ces mercenaires qui louent leur service et vendent leur sang à quiconque les paie, les oiseaux de proie qui reviennent chaque soir par habitude dans le creux du rocher où leur mère fit son nid, les Banians, les Arméniens, ces courtiers de l’Orient, dont la vie se passe à courir, sans qu’ils puissent jamais dire : Me voilà chez moi. Voltaire ajoutait : « Un juif a-t-il une patrie ? S’il est né à Coimbre, c’est au milieu d’une troupe d’ignorans absurdes qui argumenteront contre lui et auxquels il ferait des réponses absurdes s’il osait répondre. Il est surveillé par des inquisiteurs qui le feront brûler s’ils savent qu’il ne mange point de lard, et tout son bien leur appartiendra. Sa patrie est-elle à Coimbre ? Peut-il aimer tendrement Coimbre ? Peut-il dire comme dans les Horaces de Corneille :

…. mon cher pays et mon premier amour. »


En ce temps, la patrie du juif était Jérusalem, qu’il n’avait jamais vue et qui était bien loin ; il en avait une autre qui lui était plus chère encore, c’était sa bourse, son livre de compte. Tout cela a changé depuis que l’inquisition a été abolie d’office, depuis que ce n’est plus un crime de ne pas manger de lard, depuis qu’un Israélite peut posséder une terre et une maison, depuis qu’il lui est permis d’invoquer la protection des lois, depuis qu’il a sa voix dans l’assemblée et qu’il fait partie de la communauté. Mais les révolutions dans les sentimens ne se font pas en un jour, le patriotisme est lent à se développer, surtout dans certains pays. On devient difficilement un bon patriote quand on vit avec des gens qui vous accusent sans cesse de ne l’être point, qui vous classent parmi les intrus et les suspects. Le moyen qu’une famille soit unie, lorsque les aînés sont orgueilleux et traitent les cadets d’éternels étrangers ! Les prédicateurs de cour comme les teutomanes tiennent