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cancans, de toutes les conversations, de tous les plaisirs et de tous les désagrémens de la vie sociale. Si un négociant juif suspend ses paiemens, les tribunaux ont soin de nous avertir que c’est une maison juive qui vient d’être mise en faillite. Si un juif est médecin ou avocat, il est désigné dans le calendrier d’état sous le nom de médecin ou d’avocat de nationalité Israélite. Si un juif commet une escroquerie, on dit : Il fallait s’y attendre, c’était un juif. Si un juif se distingue par son mérite et ses talens, on dit : Laissez donc, ce n’en est pas moins un juif. Lorsqu’un juif naît ou meurt, les feuilles locales insèrent la nouvelle dans une colonne spéciale, et d’épaisses murailles d’encre séparent les berceaux et les cercueils juifs des cercueils et des berceaux chrétiens. »

On pourrait croire que depuis que l’Allemagne a réalisé ses rêves de grandeur et d’unité, depuis qu’elle est devenue un vaste et redoutable empire, elle a adopté une manière de penser vraiment impériale, et qu’en jetant aux orties ses vieilles institutions, elle y a jeté aussi ses préjugés d’autrefois. Ne convient-il pas aux puissans d’avoir l’esprit libre et aux géans de regarder les choses de haut ? Mais il arrive quelquefois que les grands succès, au lieu d’épanouir les cœurs, les resserrent et les racornissent. Un éminent écrivain, le docteur Graetz, auteur d’une éloquente et volumineuse Histoire des Juifs qui est un véritable monument, s’est permis de remarquer que lorsque les Français eurent brisé leurs chaînes, leur colère se tourna contre les puissans, et qu’après les guerres d’indépendance, les Allemands ne crurent pouvoir mieux faire pour célébrer leur triomphe que de s’attaquer à ceux qui étaient alors les faibles d’entre les faibles, au rebut de la fortune et des humains, aux enfans d’Israël ; ils se donnèrent le plaisir de piétiner sur cette poussière[1]. Comme les guerres d’indépendance, les récentes victoires des Allemands ont eu pour effet de réveiller chez eux la teutomanie, ce que M. Graetz appelle die christliche Deutschthümelei. Le teutomane est un être essentiellement défiant, ombrageux, chicaneur, brouillon et soupçonneux ; au lieu de jouir orgueilleusement de ses prospérités, il voit partout des embûches dressées contre lui, de noirs complots ourdis contre son bonheur, de mortels ennemis occupés à conspirer sa perte. Il mourrait d’ennui s’il ne nourrissait dans le fond de son cœur une bonne petite haine toujours affamée, toujours inassouvie, à laquelle chaque matin il fait manger un Russe, un Velche, un pape ou un juif. Faut-il ajouter que le teutomane est le moins libéral des hommes ? Le libéralisme consiste à croire que la liberté a des vertus secrètes, que seule elle peut guérir les maux qu’elle cause, et que le premier devoir d’un gouvernement fort est de

  1. Geschichte der Juden von den altesten Zeiten bis auf die Gegenwart, aus den Quellen neu bearbeitet, von Dr’ Graetz, professor an der Universität Breslau. Tome XI, page 338.