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ailleurs, et nous les tenons pour parfaitement sincères, nous devons croire qu’il n’a aucune des passions du parti qui l’a porté au pouvoir. Nous l’imaginons plutôt impatient d’en finir avec cette politique ingrate qui trouble ses beaux rêves de grands travaux et de brillante prospérité. Mais ce n’est ni son habile déclaration du début de la session, ni ce charmant discours sur l’amnistie plénière, où l’art du politique se cache sous les grâces du langage, qui feront illusion sur la gravité de la situation. Sous cette fraîche idylle, si douce à tous, même à la commune, qui tombe comme une rosée sur nos arides et ardens débats, pourquoi faut-il qu’il y ait une politique qui blesse les consciences, agite les esprits, met le feu de la discorde, sinon de la guerre civile, dans tout le pays ? Que peut la suave éloquence de M. de Freycinet contre la réalité des faits ?

Comment ne sait-il pas que toutes nos administrations tremblent sous le coup de révocations arbitraires, sous la menace de dénonciations intéressées ? Il est des magistrats qu’on révoque pour leurs relations privées, pour leurs liens de famille, pour l’origine très naturelle d’une nomination due à la capacité et aux services, mais faite sous l’administration d’adversaires politiques. Il en est qu’on révoque ou qu’on déplace pour des jugemens qui ont irrité des plaideurs influens, sans que le ministre responsable ait l’air de se douter des secrètes raisons des mesures qu’il prend. Et ce sera bien autre chose quand une loi sur la réforme judiciaire viendra suspendre l’éventualité de l’élimination sur la tête de tant de magistrats. Comment M. de Freycinet ne sait-il pas que la tristesse est dans les familles qu’on va priver des maîtres qu’elles ont choisis, pour l’éducation encore plus que pour l’instruction de leurs enfans ? Nous pensions qu’il n’y avait que l’esprit métaphysique qui pût rendre sourd et aveugle devant les réalités de ce monde. Il paraît que l’esprit mathématique n’est pas sujet à de moindres distractions. Si l’on savait combien l’honnête et pacifique classe de nos fonctionnaires publics est craintive, on comprendrait comment il lui semble vivre en ce moment sous un régime de terreur. Des fonctionnaires rebelles, des magistrats factieux ! Sous quel régime a-t-on vu cet étonnant phénomène? Il nous souvient qu’on se plaignait jadis de la servilité des uns et des autres. C’était juger trop sévèrement un corps qui ne peut avoir d’initiative, et qui doit, en tant que corps, rester étranger à nos querelles politiques. Mais nous n’avons jamais entendu parler de leur audace politique. Le cabinet actuel et le parti qui le dirige se trompent, en tout cas, s’ils croient qu’après avoir résolu à leur façon ces graves questions qui touchent aux intérêts les plus sacrés, aux sentimens les plus intimes d’une portion considérable du pays, ils pourront vaquer en paix à la politique des affaires et des travaux publics.