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Madame Necker, madame Necker, prenez garde ; vous me corrompez. Je suis un homme simple à qui l’on en fait aisément à croire. Je ne rabattrois pas un mot de vos éloges, si j’étois bien sûr de ne jamais vous détromper.

Quand je me rapelle la hardiesse que l’on a eu de vous confier ces sallons, je n’en reviens pas ; c’est comme si j’avois osé me présenter chez vous ou à l’église en robe de chambre et en bonnet de nuit. Mais c’est moi, trait pour trait ; je n’ai fait que me copier, sans la moindre rature, il n’y a aucun de mes ouvrages qui me ressemble davantage. Le métal est resté brut tel qu’il est sorti de la mine. Si vous en tirez une paillette d’or, c’est plus votre mérite que le mien.

Il est bien fâcheux pour moi de n’avoir pas eu le bonheur de vous connoitre plutôt. Vous m’auriez certainement inspiré un goût de pureté et de délicatesse qui auroit passé de mon âme dans mes ouvrages. Ces dévergondées qui tourbillonnent dans nos jardins ne sont pas sans attraits. Plus piquantes peut-être pour la jeunesse et pour le vice, c’est la jeune fille grande, belle et modeste qui fixe les regards de l’homme de bien. Il n’y a nulle comparaison à faire des bacchantes de Rubens ou de Jordaens aux vierges de Raphaël. Je le sçais, je le sens, j’en conviens ; mais il est trop tard pour prendre ce stile pur et chaste.

À La Haye, ce 6 septembre 1774.


Je ne connais rien qui fasse plus d’honneur à Mme Necker que le respect d’un homme aussi peu respectueux que l’était Diderot, et rien non plus qui fasse autant d’honneur à Diderot que cet aveu et ce regret sincère de tant d’indécences jetées au hasard dans ses livres. C’est le propre des nobles âmes que d’élever à leur niveau tous ceux qui les approchent. Il y avait dans la nature de Diderot un fond meilleur que ses œuvres ; c’est ce fond qu’il laisse apercevoir dans ses lettres à Mme Necker, et on y trouve déjà l’accent de l’homme qui, relisant quelques années avant sa fin certain passage de Sénèque sur le mauvais emploi de la vie, disait : « Je n’ai jamais pu relire ce passage sans rougir. C’est mon histoire. »


III.

Diderot n’était pas dans le salon de Mme Necker le seul champion de l’Encyclopédie. Il avait un second dans la personne de d’Alembert. Mme Necker avait probablement connu d’Alembert au temps où il demeurait comme elle dans la rue Michel-le-Comte, chez sa vieille nourrice Mme Rousseau, et avant qu’il se déterminât à