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dont la conversation pouvait la distraire. Le hasard fit qu’elle vint demeurer dans la maison de Moultou ; elle entra bientôt en relations avec lui, et par son intermédiaire avec Suzanne Curchod. Elle goûta fort la conversation de cette dernière et lui proposa bientôt de l’emmener avec elle à Paris. À certains points de vue, l’offre était la plus séduisante que la jeune fille eût encore reçue. Quitter, pour quelques années au moins, un pays qui ne lui rappelait que de tristes souvenirs, aller à Paris, ce centre brillant d’activité et de lumière, était pour l’ancienne présidente de l’académie de la Poudrière une perspective assurément des plus attrayantes. Mais il répugnait singulièrement à sa fierté d’accepter cette situation équivoque, et il fallut pour triompher de ses hésitations tout le despotisme que Moultou (à en croire son portrait) portait dans l’amitié. Elle ne devait pas avoir lieu de regretter cette détermination, et je ne crois même pas qu’il soit exact, ainsi qu’on l’a écrit, qu’elle ait eu à souffrir des hauteurs du caractère de la dame. L’auteur d’une Vie de Bonstetten, M. Steinlon, raconte que, Mlle Curchod étant entrée dans le salon de Mme de Vermenoux en faisant la révérence, celle-ci lui dit en présence de Bonstetten : « Sortez, mademoiselle, et revenez faire une autre révérence. Je ne veux pas que vous me fassiez honte à Paris. » Dans la correspondance très suivie et très intime que Suzanne Curchod entretint avec Moultou, à partir de son arrivée à Paris en 1764[1], je ne crois pas qu’elle ait jamais cessé de se louer des bons procédés de sa compagne :


Les procédés de Mme de Vermenoux sont, écrit-elle au contraire, tels que je pouvais les désirer ; elle est pleine d’attention pour moi, malgré sa froideur naturelle ; elle s’occupe de tout ce qui peut m’amuser, me plaint dans les moments où l’ennui perce malgré moi ; je l’ai vue même dans les moments d’humeur occasionnés par la faiblesse de sa santé et je n’ai rien eu à supporter de fâcheux ; d’ailleurs je suis convaincue que son cœur et la justesse de son esprit garantiront toujours sa tête.


Ce n’est donc pas le soin de sa dignité qui troublait, pendant cette courte phase de sa vie, le repos de Suzanne Curchod. C’était un souci beaucoup plus trivial et dont quelques années plus tard le souvenir devait la faire sourire par le contraste avec sa situation nouvelle. Elle trouvait bien chez Mme de Vermenoux le logement et la nourriture ; mais ses frais de toilette demeuraient à sa charge, Elle n’avait pas tardé à s’apercevoir que les robes qui étaient de

  1. Je dois la communication de cette correspondance à la bienveillance des arrière-petites-filles de Moultou, Mme Streckeisen-Moultou et Mlle Vieusseux.