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nommée plusieurs fois par lui dans sa correspondance, où il parle « de la grande passion qu’elle a de faire le bien. » Elle avait témoigné le désir d’entrer en relations avec Mlle Curchod, sur laquelle elle comptait pour former par la conversation l’esprit de ses filles, et elle s’était vivement intéressée à la situation malheureuse de la jeune fille. Elle avait usé du Crédit que son rang élevé lui donnait auprès de l’avoyer de Berne, M. d’Erlach, pour faire augmenter la pension de Mme Curchod, et après la mort de celle-ci elle s’était épuisée en efforts pour obtenir la restitution des biens que la famille d’Albert de Nasse avait possédés en France et dont la confiscation l’avait privée. En même temps qu’elle faisait ainsi preuve vis-à-vis d’une jeune fille pauvre et obscure, qui ne lui était de rien, d’une bonté intelligente et active, elle semblait chercher à lui faire oublier les obligations de la reconnaissance. Je ne puis résister au désir de citer ici (avec ses fautes d’orthographe) un billet de cette aimable femme qui témoignera à la fois de sa bonté et de cette exquise politesse d’autrefois dont la préoccupation était d’effacer les distances au lieu de les faire sentir.


Une fluction considérable et qui m’a fait soufrir de vive douleur m’a empêché de vous témoigner plutôt, mademoiselle, toute la part que je prend au mal’heur de votre situation et mon désir extrême de contribuer à l’adoucir. Je n’ait point encore reçue de réponce de M. d’Erlac. Si vous désirés que je lui récrive, M. Moultou ou M. Lesage n’ont qu’à me le mander. Je suis très flatté des sentiments que vous me témoignés ; je désire que tous mes amis me les conserve. Mes enfants me chargent de vous assurés du vif intérêt qu’elle prennent à vos mal’heurs. Parlés quelquefois de moi avec le ministre et le philosophe, je serait très fâchée d’en être oublié. Soyés persuadés, mademoiselle, que personne n’est plus parfaitement que moi votre très humble et très obéissante servante,

La Rochefoucauld d’Enville.


L’affectueuse protection de la duchesse d’Enville ne fut pas le seul appui que Suzanne Curchod rencontra dans ces années difficiles de sa jeunesse. Elle leur dut également d’acquérir (chose rare et précieuse dans la vie d’une femme) un ami véritable. J’ai déjà prononcé le nom du pasteur Moultou, bien connu des lecteurs de Rousseau et de Voltaire pour avoir eu la rare bonne fortune de demeurer l’ami de l’un et d’entretenir des relations cordiales avec l’autre. Fils d’un réfugié français du Midi, Moultou avait épousé une des filles du pasteur Cayla, ami et collègue dans le saint ministère du père de Suzanne Curchod. Les filles des deux pasteurs étaient liées d’une étroite amitié, et l’entrée de Moultou dans cette famille