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Qui donc a nié qu’en tout homme il y eût quelque chose de l’homme ? Il n’était guère besoin d’en appeler à Claude Bernard et de répéter après lui « qu’on n’arriverait à des généralisations vraiment fécondes qu’autant qu’on aura expérimenté soi-même et remué dans l’hôpital, l’amphithéâtre et le laboratoire le terrain fétide et palpitant de la vie. » Nous le savons. Quelle rage a donc M. Zola de batailler ainsi contre des moulins à vent ? Si bas qu’il lui convienne demain de prendre ses héros, les prendra-t-il jamais plus bas que Manon, que le frère Lescaut, que le chevalier des Grieux ? Que l’on aime à rencontrer dans le roman des hommes de bonne compagnie ou des femmes de cœur et d’esprit, est-ce à dire qu’il nous déplaira d’y trouver de braves gens moins bien élevés que des diplomates ou d’excellentes femmes moins bien vêtues que nos élégantes à la mode ? Singulière façon de discuter que de prêter à ses adversaires des préjugés d’un autre âge ! Nous disons seulement que quiconque écrit, écrit. d’abord pour ceux qui pensent, et qu’en thèse générale, certaines façons de penser vulgaires, qui seraient plus exactement nommées des façons de ne pas penser, ne sont pas plus dignes d’être notées par le romancier que certaines façons de parler ne sont dignes d’être enregistrées par le lexicographe. Or, quand un zingueur ou une blanchisseuse ont travaillé de leur métier douze ou quinze heures par jour, ils n’ont guère le loisir ni n’éprouvent le besoin de penser. Ils se couchent et ils recommencent le lendemain. C’est pourquoi, si vous voulez les représenter au vrai, vous nous les représenterez sous d’autres traits que ceux de leur condition. Entendons-nous par là que le romancier doive s’interdire la peinture des conditions ? En aucune manière. Mais on soutient, sur la foi de tous les chefs-d’œuvre, que la peinture des caractères est toujours humaine, tandis que la peinture des conditions ne l’est et ne peut l’être que dans telles circonstances rigoureusement définies. Oui, vous pouvez prendre le roi, comme dans la tragédie de Racine, vous pouvez prendre le médecin, comme dans la comédie de Molière, parce que de fait il y a certaines fonctions, certains arts, certains métiers dont la pratique assidue modifie le fonds humain d’une certaine manière, et d’une certaine manière qu’il est possible, utile et intéressant de déterminer. Agir en roi, parler en médecin, ces expressions ont du sens, un sens plein et déterminé. Mais la menuiserie, je suppose, ou l’art de faire des souliers, quelle modification cela peut-il bien exercer sur les amours ou les haines, sur les joies ou les souffrances qui sont la grande affaire de la vie ? Et concevez-vous clairement ce que ce peut bien être, qu’aimer en menuisier ou que souffrir en cordonnière ?

C’est une des mille manières de redire qu’il faut faire des sacrifices, et que Voltaire a cent fois raison quand il ajoute « que les détails sont une vermine qui ronge les grands ouvrages. » On croit aujourd’hui que c’est par là que les œuvres durent, et c’est par là justement qu’elles périssent. On professe que c’est par là qu’elles sont vraies, et dans dix