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quatorze caractères primitifs, c’était de toutes les innovations la moins admissible.

Wang-ngan-Ché tint bon et imposa une fois encore sa volonté ; mais la mort de l’empereur Chen-Tsoung le surprit au moment de ce dernier et difficile triomphe. L’impératrice régente, effrayée des clameurs de ses ennemis, découragée par l’insuccès de ses plans, l’abandonna et rappela Ssé-ma-Kouang, qu’elle nomma successivement précepteur du jeune prince et premier ministre. C’est au moment de quitter sa retraite et de se rendre à la cour que Ssé-ma-Kouang écrivit ses adieux à son jardin. Rappelé au pouvoir, il se montra aussi généreux envers son adversaire que celui-ci l’avait été pour lui, mais Wang-ngan-Ché ne survécut que peu à sa disgrâce. Son système s’écroulait de toutes pièces, son successeur se hâtait d’en effacer jusqu’aux dernières traces. L’âge le pressait ; deux ans après la mort, de Wang-ngan-Ché, Ssé-ma-Kouang mourait comblé d’honneurs, laissant dans l’histoire la réputation d’un sage, d’un homme de bien et d’un ministre habile.

Pas plus en Chine qu’ailleurs les réformes radicales et les réactions violentes ne résistent à l’épreuve du temps. Des essais de Wang-ngan-Ché, il n’est presque rien resté ! Quant à ses axiomes de l’état souverain, seul exploitant, capitaliste unique, — quant à ses théories sociales que l’on nous a vantées depuis comme le merveilleux résultat des progrès de la raison humaine, l’expérience en a été faite en Chine, dans les conditions les plus favorables, par un homme convaincu, capable, tout-puissant, disposant à son gré des ressources du plus vaste et du plus populeux empire du monde. Le temps ne lui a pas plus fait défaut que l’audace, le pouvoir et l’énergie ; pendant quinze années, il a poursuivi le succès de ses plans. Quel conquérant, quel chef d’école pourrait rêver un pareil concours de circonstances, opérer sur un aussi vaste théâtre et disposer en maître des destinées de trois cent millions d’êtres humains ? Ce qu’il y avait de vrai, de pratique dans ses idées, a survécu ; mais le fond même de l’œuvre, l’utopie séduisante, le rêve, la chimère d’un esprit généreux et faux s’est évanoui, et de si prodigieux efforts, de si grands bouleversemens, des espérances si hautes ont abouti à l’application d’une ou deux idées de détail, qui étaient déjà en germe et dont le temps eût amené la réalisation. Wang-ngan-Ché a dit vrai : « Toutes les erreurs n’ont qu’un temps ; après cent millions de difficultés, de subtilités, de sophismes, de mensonges, la plus petite vérité est encore ce qu’elle était. »


C. DE VARIGNY.