Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 37.djvu/939

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

perte. « On mesure les tours par leur ombre et les hommes d’état par leurs envieux, » répondait-il. A un de ses confidens qui lui objectait que sa chute entraînerait la ruine de l’empire et que ses idées périraient avec lui, il disait : « Toutes les vieilles erreurs sont condamnées à disparaître ; après cent millions de difficultés, de subtilités, de sophismes, de mensonges, la plus petite vérité est encore tout ce qu’elle était. »

L’organisation agricole et industrielle de Wang-ngan-Ché n’aboutissait qu’à des résultats médiocres, les prédictions de Ssé-ma-Kouang se réalisaient, la misère persistait à se jouer des efforts du hardi novateur. L’empereur lui restait fidèle, attendant patiemment d’année en année l’avènement du millénium constamment annoncé par son ministre et constamment ajourné par les événemens. Les masses, toujours déçues, ne se décourageaient pas et persistaient dans la foi que leur inspirait cet homme vraiment extraordinaire, dont l’assurance imperturbable en imposait au souverain et qui faisait partager son inébranlable fanatisme à tout un peuple affamé.

Dans ce curieux et paradoxal empire, il put, pendant des années, poursuivre son œuvre de réorganisation, modifier et changer tout, résoudre à sa guise les problèmes qui intéressent le plus la vie de chacun, bouleverser tout un ordre matériel, social, religieux même ; mais le jour où il osa porter une main téméraire sur la corporation des lettrés, l’orage gronda avec violence et faillit l’emporter. C’était peu de chose, semble-t-il, que de changer la forme ordinaire des examens de littérature et d’imposer, pour l’explication des livres classiques, les commentaires et le dictionnaire dont il était l’auteur ; ce fut cependant ce qu’il entreprit de plus audacieux. La tradition à laquelle il s’attaquait comptait vingt-deux siècles d’existence ; la corporation des lettrés était, par le nombre de ses membres et leur influence, une puissance redoutable. Les examens littéraires ouvrent seuls, en Chine, l’accès aux fonctions publiques. Beaucoup franchissent le premier degré, mais fort peu parviennent aux grades supérieurs. Le plus grand nombre des lettrés végètent comme ils peuvent, attendant longtemps une place obtenue rarement. Le travail manuel leur est odieux, ils exploitent leur demi-savoir ; écrivains publics, maîtres d’école, commentateurs en droit, instigateurs de procès, ennemis nés des mandarins dont ils surveillent les agissemens et qu’ils s’appliquent à prendre en faute pour se faire acheter leur silence, ils forment une classe à part et mènent une existence indéfinissable. Mais, au milieu de leur misère, ils se considèrent comme les représentons et les gardiens de la tradition littéraire. Toucher aux quatre livres classiques et aux cinq livres sacrés, modifier l’interprétation des textes et le sens des deux cent