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moins six à cette coutume que l’on prétend étendre à l’empire entier. Qu’on interroge, qu’on fasse une enquête sincère, et l’on saura le véritable état des choses[1]. »

A la voix de Ssé-ma-Kouang, les timides reprirent courage et l’on vit alors, disent les annales de cette époque, tous les personnages les plus distingués de l’empire par leur expérience, leur talens et leurs dignités se présenter alternativement pour entrer en lice, prier, supplier l’empereur ; puis, changeant de ton, se porter accusateurs et demander la condamnation de celui qu’ils appelaient le perturbateur du repos public.

Ssé-ma-Kouang avait, on le voit, l’âme fortement trempée. Il le fallait pour donner ainsi le signal de l’attaque contre un rival tout-puissant. Les annales de l’empire chinois abondent en récits tragiques qui nous montrent qu’en perdant le pouvoir, la plupart des hommes d’état perdaient aussi la vie et que le maître du jour ne tolérait pas l’existence de celui de la veille. Wang-ngan-Ché reçut de l’empereur même les nombreuses suppliques de ses adversaires et l’assurance d’une confiance inaltérable. C’était leur vie remise entre ses mains, et l’on s’attendait à de terribles représailles. Il n’en fut rien. Le ministre se contenta de sourire de ces efforts impuissans ; calme et imperturbable, il poursuivit son œuvre, brisant les résistances, destituant tous ceux qui ne lui apportaient pas un concours absolu, mais s’abstenant systématiquement de toute cruauté. Cette longanimité encouragea ses ennemis ; à la cour même, des murmures se firent entendre, et l’empereur, un instant ébranlé, convoqua le conseil : « Pourquoi tant vous presser ? lui dit froidement Wang-ngan-Ché ; attendez que l’expérience vous ait instruit du bon ou du mauvais résultat de ce que nous avons établi pour le plus grand avantage de l’empire et le bonheur de vos sujets. Les commencemens de tout sont difficiles et ce n’est qu’après avoir vaincu les premières difficultés qu’on peut espérer retirer quelques fruits de ses travaux. Soyez ferme, et tout ira bien. Vos grands, vos mandarins, sont soulevés contre moi ; je n’en suis pas surpris. Il leur en coûte de se tirer du train ordinaire pour se faire à de nouveaux usages. Ils s’accoutumeront peu à peu et, à mesure qu’ils s’accoutumeront, l’aversion qu’ils ont naturellement pour tout ce qu’ils regardent comme nouveau se dissipera d’elle-même et ils finiront par louer ce qu’ils blâment aujourd’hui[2]. »

Loin de diminuer son autorité, cette tolérance dédaigneuse et philosophique contribua à l’accroître. Chaque nouvelle tentative de ses adversaires le grandissait aux yeux de ses partisans, qui le pressaient toutefois de se débarrasser de ceux qui conspiraient sa

  1. Abel Rémusat, Mémoires sur la Chine, t. X, p. 48.
  2. Huc, Empire chinois, t. II, p. 79.