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Après un silence de trois ans, j’ose vous envoyer, madame, une lettre de treize cents pages, le second et le troisième volume de mon histoire que vous recevrez adressés par la poste à monsieur Necker. — Mais ce silence si long, si étrange, si indigne ! Je crains vos reproches, mais je crains bien plus une indifférence froide et polie qui pardonne aisément les fautes d’un coupable qu’elle a oublié ! Ce coupable est bien éloigné d’excuser sa conduite, il ne sauroit même l’expliquer et s’il lui étoit permis de se placer dans la situation d’un spectateur instruit mais impartial, il rechercheroit vainement les causes d’un phénomène moral dont il douteroit encore s’il n’était que trop assuré de sa réalité. La paresse ? Cet homme qui n’a pas su écrire une lettre de deux pages que le sentiment lui auroit dicté sans effort a achevé deux gros volumes in-quarto, et l’assemblage des matériaux, l’échafaudage, les souterrains lui ont coûté encore plus de temps et de travail que l’édifice même. Le tourbillon des plaisirs où des affaires ? Triste et misérable excuse. L’homme qui seroit en même temps un ministre d’état et un petit maître recherché auroit toujours des moments à lui, et moi qui, Dieu merci, ne suis ni l’un ni l’autre, je me rappelle assez combien de fois j’ai perdu dans les regrets, les remords et les résolutions, l’heure qui m’auroit suffi pour solliciter et obtenir ma grâce. L’oubli et l’indifférence ? Je prononce ces mots avec douleur, mais je suis assez puni par la réflexion que ma conduite a pu m’exposer à un reproche, que mon cœur seul peut démentir. Non, madame, je n’oublierai jamais les moments les plus chers de ma jeunesse, et ce souvenir pur mais indélébile se confond avec l’amitié la plus vraie et la plus inaltérable. Après une longue séparation j’ai eu le bonheur de passer six mois dans votre société : chaque jour a ajouté aux sentiments d’estime et de reconnaissance que vous m’inspiriez, et je suis parti de Paris dans la résolution ferme, mais inutile de cultiver assiduement une correspondance qui pouvait seule me dédommager de mes pertes… Je me souviens, madame, que vous me demandâtes un jour s’il y avoit, dans ce volume, des femmes illustres. Il en est une qui m’a vivement intéressé (vol. III, p. 318) par une sorte de ressemblance qui n’échappera qu’à vous seule. Dans le XVIIIe siècle comme dans le Ve la fortune peut choisir dans l’obscurité un rare mélange de beauté, de vertus et de talenst pour le placer sur le trône ou sur les marches du trône, mais elle a peu d’empire sur les âmes qu’elle n’a jamais pu vaincre dans le malheur ni corrompre par la prospérité. Elle seroit bien la maîtresse de reléguer l’Athénaïs de nos jours dans la solitude de Jérusalem ou de Coppet, mais je la défie de ternir sa gloire ou de troubler son repos…

Si l’on daigne encore se souvenir de moi à Paris, vous voudriez bien, madame, assurer les personnes dont j’ai éprouvé les bontés qu’elles n’ont point accueilli un ingrat… Si M, le Necker n’est pas une personne