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seul en face d’une multitude de sorciers, de sorcières, de démons, au milieu d’une population hostile, qui ne parle pas français, et dont il ne comprend pas la langue. Il s’acquitte néanmoins fort bien de sa tâche, puisqu’en quatre mois il parvient à faire brûler près de quatre-vingts sorcières. Il est si satisfait de son triomphe qu’il ne veut pas que le souvenir en soit perdu. C’est pour cela qu’il écrit son fameux livre sur l’Inconstance des démons, titre assez obscur, encore qu’il ait pris soin d’essayer de l’expliquer au début de son ouvrage[1]. Grâce à ce livre, on peut faire l’histoire de l’épidémie démoniaque du Labourd. Après tout l’historien paraît sincère. Michelet en parle comme d’un galantin, bel esprit, et coureur de ruelles. Ce caractère n’apparaît pas bien clairement dans le livre de de Lancre, et, à mon sens, rien ne prouve qu’il ait séduit de jeunes sorcières, comme Michelet l’en accuse un peu légèrement.

Malgré la crédulité de de Lancre et sa facilité à admettre toutes les histoires qu’on vient lui raconter, il est déjà de son siècle par une certaine indifférence pour l’autorité religieuse et les tribunaux de l’inquisition. Il parle au nom d’un principe tout différent, au nom du roi et de la loi. « Le prêtre, dit-il, perd son privilège, s’il a composé ou affiché par les carrefours quelque libelle diffamatoire, à plus forte raison, s’il est sorcier et s’il favorise les sorciers. » Malgré l’évêque de Bayonne, on saisit cinq prêtres fortement soupçonnés d’aller au sabbat. Heureusement, dit Michelet, le diable secourut les accusés mieux que l’évêque. Comme il ouvre toutes les portes, il se trouva un matin que cinq des huit échappèrent. Les commissaires, sans perdre de temps, brûlèrent les trois qui restaient. L’un de ces prêtres, nommé Bocal, n’avait que vingt-sept ans. La plus grosse charge qu’il eut contre lui fut que « sa mère, ses sœurs et toute sa famille étaient sorciers et diffamés de tout temps de ce crime. Lorsqu’il eut dit sa première messe, il avait rendu l’argent des offrandes à sa mère, en récompense de ce qu’elle l’avait dès sa naissance voué au diable, comme font la plupart des autres mères sorcières. »

On peut, jusqu’à un certain point, par le caractère des habitans du Labourd, expliquer comment une épidémie de sorcellerie put

  1. Tableau de l’Inconstance des mauvais anges et démons, où il est amplement traité des sorciers et de la sorcellerie. Livre très utile et nécessaire non-seulement aux juges, mais à tous ceux qui vivent dans les lois chrétiennes, avec un discours contenant la procédure faite par les inquisiteurs d’Espagne et de Navarre à cinquante-trois magiciens, apostats, juifs et sorciers en la ville de Logrogne en Castille, le 9 novembre 1610, en laquelle on voit combien l’exercice de la justice en France est plus juridiquement traité, et avec de plus belles formes, qu’en tous autres empires, royaumes, républiques et états, par Pierre de Lancre, conseiller du roi au Parlement de Bordeaux, à Paris, chez Nicolas Buon, in-4o, 1613.