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Quelle fut la réponse de Gibbon ? Sans doute cette réponse paraissait à Suzanne Curchod trop cruelle à relire, car elle ne l’a point conservée. Une seconde lettre qu’elle adressait cinq jours après à Gibbon va nous montrer au reste quelle en était la teneur :


Monsieur,

Cinq ans d’absence n’avoient pu produire le changement que je viens d’éprouver ; il seroit à souhaiter pour moi que vous m’eussiez écrit plus tôt ou que votre pénultième lettre eut été conçue dans un autre style. Le sentiment exalté et appuïé par l’apparence de la vertu peut faire commettre de grandes folies, vous auriez dû m’en épargner cinq ou six irréparables et qui décident mon sort pour cette vie. Ce propos ne vous semblera ni tendre ni délicat ; je le crois comme vous ; depuis longtemps j’avois oublié mon amour-propre, et je suis charmée de m’en retrouver assez pour sentir vivement ce que je vous reproche ; pardonnez cependant et ne versez aucune larme sur la rigueur de mon sort, mes parens ne sont plus, que m’importe la fortune ? d’ailleurs ce n’est point à vous que je l’ai sacrifiée, mais à un être factice qui n’exista jamais que dans une tête romanesquement fêlée, telle que la mienne ; car dés le moment que votre lettre m’a désabusée vous êtes rentré pour moi dans la classe de tous les autres hommes, et après avoir été le seul que j’ai jamais pu aimer, vous êtes devenu un de ceux pour qui j’aurois le moins de penchant, parce que vous ressemblez le moins à ma chymère céladonique ; enfin il ne tient qu’à vous de me dédommager. Suivez le plan que vous me tracez, joignez votre attachement à celui que mes amis me témoignent, vous me trouverez aussi confiante, aussi tendre et en même tems aussi indifférente que je le suis pour eux ; croyez-moi, monsieur, ce n’est point le dépit qui s’exprime ainsi ; et si j’ajoute cette dernière épithête (quelque vraye qu’elle soit) c’est uniquement pour vous rassurer, pour vous persuader que mon cœur sauvera le vôtre, ma conduite et mes sentimens ont mérité votre estime et votre amitié, je conte sur l’une et sur l’autre, qu’à l’avenir donc il ne suit plus question de notre ancienne histoire ; je vais la terminer par quelques propos nécessaires.

Ce pays m’est devenu odieux depuis les pertes que j’ai faites, d’ailleurs les bontés de mes amis m’engagent à le quitter, je ne puis ni les accepter sans bassesse, ni les refuser sans ingratitude ; je contois de passer en Angleterre, l’on m’a fait quelques offres à cet égard, mais l’on peint si diversement la position de demoiselle de compagnie, et les mœurs de votre nation, que je balance encor entre Londres et une cour d’Allemagne, vous pouvez me décider, monsieur, je conte, autant sur votre pénétration que sur votre goût.

Dans le tems que votre ouvrage parut, j’avois couché sur le papier