Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 37.djvu/787

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ces femmes qui prêchent la suppression de la famille et la libre union des sexes, entre ces jeunes filles aux cheveux courts qui se plaisent à prendre les allures et le langage des jeunes gens, il n’est pas rare d’en rencontrer dont la conduite, loin d’être d’accord avec leurs cyniques principes, reste pure et irréprochable, en dépit de toutes les apparences d’une vie aventureuse et débraillée, en dépit de l’espèce de promiscuité morale où les plus sages semblent se complaire.

Le nihilisme a ses vierges, et beaucoup des conspiratrices de vingt ans, arrêtées et déportées dans les dernières années, ont emporté en Sibérie une vertu d’autant plus méritoire que leurs doctrines en font moins de cas. Chose plus bizarre, le nihilisme a ses unions mystiques ou platoniques, ses couples d’époux sans l’être, qui, mariés ostensiblement aux yeux du monde, aiment à faire comme s’ils ne l’étaient point. C’est ce que, dans la secte, on appelle un mariage fictif. Depuis le procès de Netchaïef, il est peu d’affaires politiques qui n’aient révélé quelques-unes de ces singulières unions. Le difficile est de comprendre ce qui pousse les ennemis de la société à ce simulacre de mariage. Pour beaucoup, pour les jeunes filles principalement, c’est un moyen d’émancipation qui facilite la propagande politique. À la jeune fille gagnée à la sainte cause, on offre un mari pour lui donner la liberté de la femme mariée ; parfois c’est l’homme qui l’a catéchisée et convertie, plus souvent c’est un ami, quelquefois un inconnu requis pour la circonstance. Solovief, l’auteur du premier attentat sur l’empereur Alexandre II en 1879, avait fait un mariage de cette sorte. En réalité, la fiancée n’épouse que la secte, souvent, le jour même de leurs noces, les deux époux se séparent pour aller, chacun de son côté, faire de la propagande au loin. Ainsi avait fait Solovief, et quand sa femme et lui quittèrent la province pour Saint-Pétersbourg, ils y logèrent séparément[1]. Pour quelques-uns, le mariage fictif est une association, une sorte de coopération de deux camarades ; pour plusieurs, ce peut être une manière de témoigner du peu de cas qu’ils font de l’union bénie par l’église et sanctionnée par l’état, une façon de se mettre en dehors des lois et au-dessus des préjugés de la société en ayant l’air de s’y soumettre. Le mari ne profite pas des droits que lui donnent la religion et la loi, la femme garde sa liberté dans les liens légaux, et après avoir fait fi des unions régulières et s’être refusée à son mari, elle peut, du consentement de ce dernier, pratiquer, si bon lui semble, l’amour libre. Pour quelques autres enfin, le mariage fictif devient une sorte de noviciat ou de

  1. Ces faits ont été mis en lumière par le procès de Solovief. Pour montrer tous les contrastes de ces existences, je noterai que le même Solovief a déclaré devant ses juges avoir passé dans un mauvais lieu la nuit qui précéda son crime.