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logés et nourris, les généraux s’ennuient de cette vie isolée. « Des gens comme il faut ne peuvent vivre ainsi dans une île déserte. Allons, fainéant, prends ta hache et fais-nous un bateau. » Le paysan, toujours grondé et battu, fait un bateau et, la rame en main, il ramène à Saint-Pétersbourg les deux généraux, qui, pour sa peine, lui donnent un rouble. « Et que disaient les paysans de cette histoire ? demandait-on au maître d’école. — Les paysans riaient beaucoup ; ils étaient flattés que des généraux pussent avoir besoin d’un de leurs pareils ; cela les rendait fiers. C’était toute l’impression qu’ils emportaient de ce récit. »

Dans un milieu pareil, on devine toutes les mésaventures qui attendent les chevaliers errans du nihilisme. Les plus enthousiastes ont pu souvent dire que, semblable aux Juifs de l’Écriture, le peuple russe lapide ses prophètes. Les procès des huit ou dix dernières années ont mis au jour les fréquentes déconvenues des prédicateurs de révolte. Ils ne sont guère plus heureux parmi les ouvriers que parmi les paysans, car le peuple des villes diffère encore fort peu de celui des campagnes. Dans les capitales même, la population est loin d’être sympathique aux séditieux ; à ses yeux, ce sont des traîtres au pays. N’a-t-on pas vu en 1878 le bas peuple de Moscou, soulevé tout à coup, malmener les étudians qui dans les rues avaient osé acclamer publiquement un convoi de détenus politiques[1] ? Dans les centres ouvriers choisis comme lieux de propagande, à Ivanovo-Vosnesensk par exemple, qui s’enorgueillit du surnom de Manchester russe, l’activité infatigable des racoleurs nihilistes n’a jamais réussi à enrôler qu’un nombre dérisoire de recrues.

À cet égard, la situation semble donc aussi bonne que possible. En aucun pays elle n’est plus rassurante pour le pouvoir. De quelques moyens que dispose l’agitation radicale, elle reste superficielle, cantonnée dans les classes lettrées, sans parvenir à pénétrer dans le peuple. Les plus corrosives des idées révolutionnaires ne peuvent entamer les masses, aucun acide ne mord sur elles. En sera-t-il longtemps de même ? Le peuple, soumis depuis des années à une ardente et opiniâtre propagande, refusera-t-il toujours d’y prêter l’oreille ? Si sûre que semble la nation, se leurrer d’un tel espoir serait peut-être une illusion qui exposerait un jour à des déceptions terribles. Déjà quelques symptômes montrent que, malgré tous ses instincts, l’homme du peuple, le moujik même, n’est pas partout absolument fermé aux chimères révolutionnaires.

  1. Il s’agissait d’étudians de Kief transportés par ordre de la IIIe section après une échauffourée universitaire.