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travers les régions sombres des supplices et des expiations, avait fait choix de Virgile, « l’honneur et la lumière des autres poètes, » le grand chantre du royaume des ombres, du descensus Averni, dans l’antiquité. À plusieurs reprises elle enjoint à son bien-aimé de redire par écrit, à son retour, ce que, grâce à elle, il lui a été donné de contempler : « Toi, note-le bien, lui recommande-t-elle, et les paroles que je t’ai fait entendre, souviens-toi de les enseigner aux vivans, dont la vie n’est qu’une course vers la mort[1]. » Dante fait ainsi de la « gentille dame » de sa jeunesse la complice généreuse de son salut, aussi bien que de l’œuvre qui doit le rendre immortel sur la terre, — et rien de plus merveilleux que l’art avec lequel il a su entremêler la réalité et la vie dans une transfiguration aussi idéale…

Que notre gracieuse hôtesse, — et ceci sera ma péroraison, — n’éprouve donc aucun remords d’avoir émis des doutes sur la passion de Dante pour Béatrice : ces doutes sont très légitimes, mais ils ne portent pas la moindre atteinte à l’une des créations les plus prodigieuses du génie humain. Car, si l’auteur de la Vita nuova n’a pas autrement aimé ni chanté sa donna gentil que tout adepte de la « gaie science » et du bello stile, le poète de la Divine Comédie a su dire de sa donna di virtù ce qui jamais encore n’a été dit, ni ne sera redit d’aucune autre !

LA COMTESSE. — Savez-vous, monsieur l’académicien, que vous venez de nous faire tenir là, ce soir, une cour d’amour véritable, et comme vos Provençaux du XIIe siècle n’en ont peut-être pas connu de plus charmants, ni de plus instructive ? C’était aujourd’hui décidément le jour des étrangers, d’un Slave et d’un Gaulois ; mais l’Italie saura bien prendre sa revanche demain : — non à vero, principe ?

LE PRINCE SILVIO. — Comment ? madame, c’est bien à moi que vous faites cet appel, à un pauvre pédant qui ne sait se dépêtrer de ses Grecs et de ses Romains…

LA COMTESSE. — Che, che, che, principe ! N’essayez pas de me faire prendre le change : je lis dans vos yeux que vous avez bien des choses à dire sur le problème qui m’obsède. Ah ! carissimo, si vous nous donnez la solution tant recherchée, je vous couronnerai de fleurs à l’antique ; je vous embrasserai en plein carnaval ; Dio mio, j’apprendrai le grec !..


JULIAN KLACZKO.

  1. Purgat., XXXII, 103 et XXXIII, 52.