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étranger qui connaissait les règles de la langue française, sans connaître celles de la versification et qui prenait pour des vers un certain nombre de syllabes terminées par des rimes approximatives.


VERS À MADEMOISELLE S…

Tôt ou tard il faut aimer,
C’est en vain qu’on façonne ;
Tout fléchit sous l’amour
Il n’exempte personne,
Car Gib… a succombé en ce jour
Aux attraits d’une beauté
Qui parmy les douceurs d’un tranquil silence
Régnait sur un fauteuil une heureuse indolence ( ?)

Implacable pudeur, règne sur mes désirs,
Intimide ma voix, mes yeux et mes soupirs,
Puisque de mon teint abattu la sensible pâleur
Vous dira mon amour sans blesser ma pudeur.
Car je palis, je frémis, quand ma douleur mortelle
Me reproche en secret que j’aime une cruelle.


Je fais grâce à mes lecteurs des autres couplets (il n’y en a pas moins de huit) qui sont tous aussi élégans et aussi corrects, et je ne crois pas qu’ils trouvent dans ces vers un accent beaucoup plus passionné que dans les lettres. Sur quel ton Suzanne Curchod répondait-elle aux épîtres et aux vers de ce singulier amoureux ? Les archives de Coppet ne contiennent aucune trace des lettres qu’elle dut nécessairement adresser à Gibbon durant cette première période de leurs relations. Bien que, d’après les lettres mêmes de Gibbon, elle paraisse lui avoir répondu sur un ton enjoué et plutôt railleur, il n’est cependant pas douteux qu’elle ne fût disposée à payer de retour des sentimens dont elle s’exagérait singulièrement l’ardeur. Gibbon n’a pas cédé à l’illusion d’une aveugle fatuité en croyant qu’il avait produit a une légère impression sur un cœur vertueux. » D’ailleurs quel cœur de vingt ans, vertueux ou non, peut écouter longtemps le langage de l’amour (lors même que ce langage ne sonnerait pas tout à fait juste) et y demeurer insensible ? Aussi, vers la fin du séjour de Gibbon à Lausanne, son engagement avec Suzanne Curchod était-il sinon publiquement avoué par la jeune fille, du moins à demi agréé par ses parens, et pleinement accepté par elle. Cependant, dès cette première période, qui est généralement celle de l’illusion, Suzanne Curchod paraît avoir éprouvé une sorte de pressentiment de la destinée qui l’attendait. À peine leur engagement était-il conclu, qu’elle avait déjà lieu de mettre en doute la solidité des sentimens