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pèlerin et son guide jusqu’à la porte du Purgatoire. Qu’elle est grande cependant la place que l’auteur de la Divine Comédie a accordée par là au troubadour de Mantoue, et qu’elle est ingénieuse la manière dont il a payé ainsi sa dette de reconnaissance envers les maîtres provençaux !

Il s’en faut du reste que tout ait été profit et gain pour la poésie amoureuse dans cette transplantation sur le sol italien. L’Italie n’a au fond jamais connu la chevalerie comme grande institution indigène ; l’esprit des croisades, comme tout le système féodal, lui était demeuré étranger : sa vie nationale s’est développée dans une direction tout à fait opposée, dans l’activité de ses communes, dans l’épanouissement de ses municipes. L’amour chevaleresque, déjà bien factice et conventionnel alors même qu’il était cultivé par de véritables chevaliers, par des hommes d’épée et d’action comme le furent les troubadours de l’Aquitaine, devint fatalement plus factice et conventionnel encore en passant dans un milieu bourgeois, et entre les mains d’hommes de plume et d’étude. En revanche, l’Italie était depuis déjà des siècles en possession d’une vaste science dont le pays de Bertrand de Boni et de Blacas n’a jamais eu cure ; elle était fière de ses écoles de Salerne, de Bologne, de Padoue, fière de ses connaissances en littérature ancienne, en mythologie, en droit et en philosophie scolastique ; elle ne laissa pas de faire montre de cette science jusque dans ses produits du bello stile, et on ne saurait dire précisément que cette introduction des élémens allégoriques et didactiques dans la poésie fût une innovation bien heureuse. Comment ne pas reconnaître aussi que les disciples italiens du gay saber ont singulièrement rétréci le cercle de l’inspiration provençale, qu’ils ont surtout bien peu mis à profit la grande richesse de genres et de rythmes que leur avait légués l’art des troubadours ? Ils se sont presque exclusivement tenus au monologue lyrique qui ne parle que des joies et des tristesses de l’amour. Ils ont négligé ou délaissé peu à peu le tenson dialogué d’un effet souvent si dramatique, le sirvente mordant et passionné, la pastourelle et la ballade d’un accent parfois si populaire ; ils ont laissé à Shakspeare, à l’auteur immortel de Romeo, le soin de remettre en honneur l’aubade, une des plus gracieuses formes imaginées par la « gaie science » pour chanter les adieux de deux amans que le lever du jour sépare[1]. Encore moins ont-ils essayé

  1. Voyez la cinquième scène du IIIe acte de Romeo :

    Juliet. Wilt thou be gone ? it is not y et near day, etc.

    et comparez l’aubade si souvent citéùe :

    En un vergier, sotz fuelha d’albespi,
    Tenc la dompna son amie costa si,
    Tro la gayta crida que l’alba vi.
    Oy Dieus ! oy Dieus ! de l’alba tan tost ve ! etc.