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que connut la patrie de Virgile et d’Horace, après la destruction de l’empire et l’invasion des barbares, ce furent précisément les troubadours du midi de la France. Ceux-ci avaient pris de bonne heure l’habitude de franchir les Alpes, et ils les passèrent en foule alors qu’éclata la persécution des Albigeois. Pierre Vidal, Rambaud de Vaquieras, Faidit, Hugues de Saint-Cyr, Aimeric de Peguilham, etc.. étaient venus tour à tour charmer les cours de Palerme, d’Este, de Mantoue, de Vérone par leur canso en langue provençale. C’est dans cette langue provençale aussi que composèrent d’abord leurs strophes les poètes indigènes de l’Italie du nord, un Nicolet de Turin, un Boniface Calvo de Gênes, un Pierre de Caravana, un Lanfranc Cigala et surtout ce Sordello de Mantoue, dont le nom alla retentir en Italie, en France, en Aragon et en Castille. Sordello fut aussi un des premiers qui essayèrent en même temps de rimer en leur langue maternelle, dans la langue vulgaire comme ils l’appelaient ; mais alors même que ses émules et ses successeurs finirent par abandonner complètement l’idiome étranger et par ne se servir que de l’italien, — comme les Siciliens l’avaient fait d’ailleurs bien avant eux, — ils n’en restèrent pas moins attachés à leurs modèles primitifs et à l’idéal de l’amour chevaleresque. Les grands poètes italiens du XIIIe et du XIVe siècle n’éprouvent aucune difficulté à reconnaître ces origines provençales de leur muse ; ils l’avouent ingénument, et certes avec plus de bonne grâce que ne le font de nos jours la plupart des critiques de ce pays. Dante surtout multiplie à cet égard les témoignages les plus clairs et les plus décisifs. Il a lui-même composé un canzone en trois langues, en italien, en latin et en provençal[1].Dans son livre sur la langue vulgaire, il parle presque avec une égale déférence des poètes aquitains et des grands auteurs de l’antiquité. Au XXVIe chant du Purgatoire, nous voyons Guido Guinicelli, le plus illustre prédécesseur de Dante dans la poésie italienne, décliner l’éloge de ses doux vers, — dolci detti, — en désignant du doigt un autre devant lui, « un bien meilleur ouvrier du parler maternel, » — et cet autre est le troubadour Arnaud Daniel, qui répond en trois terzines du plus pur provençal. Qui de nous ne se rappelle la rencontre de Virgile et de Sordello dans le royaume des ombres, cet épisode admirable qui a inspiré à Dante l’une de ses apostrophes les plus splendides et les plus pathétiques[2] ? Mais bien des lecteurs négligent de remarquer à l’occasion qu’à partir de ce moment Sordello devient, à côté de Virgile, le compagnon du mystique

  1. Canzone : Ai fais ris ! per que traitz avetz, etc.
  2. Purgat., VI, 70 seq.