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Canzoniere de Pétrarque, une trentaine seulement de pièces ne se rapportent pas à l’amour ; tout le reste, toute cette masse énorme de vers, à laquelle il faudrait encore ajouter le poème des Trionfi a pour unique sujet l’exaltation de Laure. Je vous défie cependant de trouver dans cet amas de strophes le moindre trait capable de vous éclairer sur la pensée, le sentiment ou le caractère de la personne adorée, la moindre allusion aux circonstances de sa vie, ne fût-ce qu’à son état de femme mariée ! Vous n’y apprendrez même pas la couleur de ses cheveux, bien que trois sonnets soient exclusivement consacrés à un portrait de Laure par le peintre Simone Memmi ! Elle est excusable, après tout, l’école tant décriée de Rossetti[1], d’avoir un jour essayé de nier jusqu’à l’existence même de ces amantes de Dante, de Cino, de Pétrarque et de Boccace, d’avoir voulu, en dernier lieu, ne considérer toutes ces donne gentili que comme les signes mystérieux de je ne sais quelle langue maçonnique dont seraient convenus entre eux les poètes italiens du XIIIe et du XIVe siècle. Le vague systématique du dessin, le manque absolu de relief dans ces figures féminines douées à la fois de tant de gloire et de si peu de vie, ont dû faire éclore jusqu’à de pareilles hypothèses bizarres ; comme ils ont produit également cet autre phénomène indéniable et non moins significatif, que l’amante d’Alighieri nous apparaît beaucoup plus vraie, beaucoup plus réelle et mouvante dans la Divine Comédie, que dans la Vita nuova. C’est que la Béatrice des terzine nous est franchement donnée comme une abstraction et comme un idéal : de l’être qui fut jadis sur terre, elle représente tout au plus l’ombre et le souvenir ; elle est un esprit sans corps, une figure symbolique en un mot, dont nous nous accommodons bien vite et dont nous admirons alors les fermes et gracieux contours : tandis que la Béatrice des sonnets nous fait l’irritante impression de l’anonyme et de l’énigme, du masque et du mythe, d’une personnalité fictive, et je dirais presque d’une simple entité érotique, — comme le font toutes les autres héroïnes de tous les autres sonnettistes.

LA COMTESSE. — C’en est trop, en vérité, et ce Sarmate sans peur et prodigue de reproches finira par m’exaspérer ! En émettant mes humbles doutes sur la passion de Dante pour Béatrice, j’étais loin de prévoir que je donnerais le signal d’une attaque aussi furibonde contre nos admirations les plus chères. J’en appelle à vous autres, messieurs, qui n’êtes pas des Italiens, des gens énervés par les vers de Pétrarque, j’en appelle à vous, monsieur l’académicien, approuvez-vous l’anathème prononcé par le Scythe ?

  1. Gabriele Rossetti, Sullo Spirito antipapale dei classici antichi d’Italia ; Londres, 1832.