Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 37.djvu/724

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ne vient détourner l’attention, pas plus qu’aucun moyen factice ne vient dérouter l’illusion. Comme un géomètre tire d’un théorème toutes les conséquences, ainsi M. Delpit, des relations par lui posées dès le début entre ses personnages, déduit son drame avec une rare puissance de logique. Il ne vous demande que de lui concéder qu’un fils de fille, — ce seyait le titre naturaliste de la pièce, — peut devenir un parfait honnête homme et ne pas savoir qui est sa mère. Ce point accordé, tout suit. Bien qui ne soit la conséquence fatale de l’honnêteté du fils et de la honte de la mère, jusqu’au moment où cette honnêteté et cette honte se heurtent de front, — terrible heurt qui contraint le jeune homme à voir la pire ennemie de son bonheur et de son honneur dans celle dont il est né, crise d’autant plus tragique que des moyens tout simples, tout naturels, l’ont amenée, par un enchaînement aussi nécessaire que celui qui unit l’heure qui précède à l’heure où nous sommes.

Puis cette pièce n’est pas seulement ce que les hommes du métier appellent une pièce bien faite. C’est une pièce qui fait penser. M. Albert Delpit possède un don aujourd’hui trop rare. Il a la foi. Il n’a pas peur des idées généreuses. Il ne prend pas l’inhumanité pour un signe de force. Il n’a pas honte de s’intéresser aux personnages qu’il met en scène. Il s’enflamme pour eux et avec eux. Cette sincérité sera toujours d’un grand effet pour le public. La sorte de scepticisme esthétique, l’indifférence, voire la férocité intellectuelle, qui se manifestent chez certains analystes à outrance et les conduisent à écrire, comme on dissèque, avec une froideur implacable, ne sont pas de bonnes conditions pour plaire à une foule. Les hommes réunis retrouvent en eux, jaillissante et vive, la source des sentimens naturels. Pour l’honneur de notre espèce, les nobles passions sont contagieuses, et l’indifférence aux efforts héroïques comme aux douleurs simples et fortes demeure une rare exception. Une mère à genoux devant son fils et désespérée d’avoir brisé la vie de cet enfant qu’elle adore, — ce fils relevant sa mère, parce qu’elle est sa mère, — les angoisses d’un gentilhomme tâtant le pouls à son honneur et décidé à le sauver malgré tout, — le dévoûment d’une jeune fille en qui se symbolise la naïveté sublime du premier amour, — ce sont là des tableaux qui forcent les yeux à les regarder et les imaginations à les aimer.

Le succès de M. Albert Delpit s’explique donc à la fois par l’habileté technique de son œuvre et par sa haute inspiration. C’est la première grande victoire que M. Delpit ait remportée au théâtre. Est-ce le commencement d’une marche en avant dans une voie aujourd’hui peu encombrée ? Nous le souhaitons et nous l’espérons ; aussi croyons-nous devoir, au nom même de ce souhait et de cette espérance, faire sur cette œuvre de début quelques réserves que nous soumettons à la