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active ; il avait abandonné le palais, et il n’était plus qu’une ombre errante au sénat. Il avait quitté le monde à moins que le monde ne l’eût quitté. Il est mort silencieusement, obscurément, comme un athlète vaincu et déçu, laissant, à défaut d’œuvres faites pour lui survivre, un nom qui rappelle des succès de tribune, une éloquence évanouie, la résistance à l’empire et la tristesse d’une existence publique de quelques mois liée à un deuil national.

Nul ne ressemblait moins à M. Jules Favre que M. Léonce de Lavergne, qui vient de s’éteindre, lui aussi, à Versailles, épuisé par de longues souffrances. M. de Lavergne était d’une autre école, d’une autre tradition. Fils du Midi, excité et servi par des succès de jeunesse à Toulouse, il avait commencé sa carrière parisienne comme écrivain en plein monde constitutionnel et parlementaire de 1830. Il avait été chef de cabinet de M. de Rémusat en 1840 ; il était bientôt appelé par M. Guizot, en qualité de sous-directeur, au ministère des affaires étrangères. Entré à la Chambre des députés en 1846, il partageait la défaite de la monarchie de juillet au 24 février 1848 ; il était un des vaincus de cette bagarre qui faisait de M. Jules Favre un secrétaire général de M. Ledru-Rollin. Devenu par un concours brillant professeur de l’Institut agronomique, créé par la république à Versailles, il ne tardait pas à être dépossédé par l’empire. Il le méritait pour sa fidélité au droit et aux idées constitutionnelles, qu’il servait d’une plume indépendante, en s’associant dès le premier jour à une opposition devenue difficile. M. de Lavergne était pour la Revue un collaborateur de vieille date, presque de la première heure, et c’est ici, on s’en souvient, que dans les années silencieuses de l’empire, il publiait, entre bien d’autres travaux, ses études aussi attrayantes qu’instructives sur l’Économie rurale en Angleterre, sur les Assemblées provinciales avant 1789. Esprit ferme, pénétrant et habile, il savait donner un intérêt inattendu à des questions d’agriculture ou d’industrie, de même que de la poussière des archives de province il savait tirer une histoire des réformes interceptées par la révolution, un livre qui est comme un complément lumineux de l’Ancien Régime de Tocqueville. Il faisait encore de la politique à propos d’économie rurale, de libre échange et d’histoire provinciale. Ramené dans la vie publique à l’heure des désastres, élu à l’Assemblée nationale en 1871, M. de Lavergne gardait évidemment ses opinions d’autrefois ; ses préférences auraient été pour le rétablissement d’une monarchie constitutionnelle, et peut-être était-il tout d’abord de ceux qui supportaient avec le plus d’impatience le pouvoir de M. Thiers, parce qu’ils voyaient en lui un obstacle à la réalisation de cette pensée. Ce qu’il y a de certain, c’est que M. de Lavergne était avant tout un esprit libre, dégagé de préventions, et qu’après les tentatives stériles de 1873, ne voyant plus aucune chance pour cette monarchie parlementaire dont il aurait désiré le retour, il prenait résolument son parti.