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L’année est à peine commencée, cependant, au milieu de ces confusions et de ces incertitudes publiques, déjà les morts se succèdent. Des hommes qui ont marqué ou par la parole, ou par l’éclat d’une longue existence vouée au service du pays, ou par les dons de l’esprit et du conseil, disparaissent coup sur coup. Le sénat est particulièrement atteint ; il perdait, il y a quelques semaines, M. le comte de Montalivet, il vient de perdre presque le même jour M. Jules Favre et M. Léonce de Lavergne : deux hommes qui, bien que datant de la même année du commencement du siècle et appartenant à la même génération, ne se ressemblaient ni par l’origine, ni par les idées, ni par le caractère, ni par l’intelligence.

M. Jules Favre s’est éteint presque subitement à Versailles dans une sorte d’obscurité, comme s’il eût senti sur lui le poids des événemens auxquels il avait eu la triste fortune de se trouver mêlé sans y être préparé. Engagé dès sa jeunesse comme avocat dans le parti républicain, porté par la révolution de 1848 aux assemblées et à une sous-secrétairerie d’état, ramené dans le corps législatif de l’empire comme un des chefs de l’opposition renaissante, du groupe des cinq, précipité plutôt qu’élevé au pouvoir par les désastres de 1870, M. Jules Favre a été dans toute sa carrière, au barreau et à la tribune, une grande parole. Il avait de l’orateur l’accent, le geste, la véhémence savamment conduite, parfois la passion âpre et arrière, voilée sous la correction élégante. Il n’a sûrement jamais été un politique. Il était né et doué pour l’opposition. Une destinée cruelle avait fait de lui un des chefs du gouvernement de la défense nationale lorsque la défense devenait presque impossible. Il a subi jusqu’au bout toutes les responsabilités d’un rôle sacrifié. Beaucoup de républicains ne lui pardonnent pas même encore aujourd’hui ce qu’ils appellent ses défaillances de cette époque, et cependant c’est son plus beau temps. Si c’était une illusion d’aller à Ferrières, elle n’avait rien de vulgaire et, après quatre mois d’épreuves, c’était une résolution courageuse d’affronter l’impopularité du dénoûment fatal, d’aller à Versailles sauver une population tout entière de la famine et de la destruction. Il a eu des faiblesses singulières, il a commis de désastreuses erreurs dans sa capitulation ; il n’avait certainement ni l’expérience ni la trempe d’esprit de M. Thiers pour disputer une paix cruelle à un négociateur victorieux. Tout ce que l’on peut dire, c’est que jeté dans des circonstances extraordinaires, il n’était pas fait pour les dominer et qu’après avoir épuisé les amertumes de son rôle, il en est resté accablé. Son passage au pouvoir en 1870-1871 avait été de dix mois, les dix mois les plus douloureux de l’histoire française du siècle. Il a raconté lui-même, dans ses récits sur la Défense nationale, cette succession de catastrophes jusqu’au traité de Francfort, qu’il a signé comme ministre de M. Thiers, demeurant jusqu’au bout le plénipotentiaire de nos désastres. Depuis quelques années, il semblait s’être retiré de la vie