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de Thémire, de Suzanne, de Suzette, ainsi que des déclarations et des lettres qui se terminaient par une offre de mariage. Je n’aurai pas l’indiscrétion inutile de publier la liste de ces prétendans éconduits ; mais parmi ces prétendans, il en est un cependant dont la liaison romanesque avec Suzanne Curchod a jeté quelque éclat. Je veux parler de Gibbon. Il n’est en effet pas une vie de l’historien anglais, si sommaire qu’elle soit, où l’on ne voie rapporté qu’il tomba amoureux de Suzanne Curchod pendant son premier séjour à Lausanne, et qu’après l’avoir demandée en mariage, il se vit contraint de céder devant l’opposition formelle de son père. C’est ainsi que Gibbon lui-même raconte l’histoire dans ses Mémoires. Mais des documens curieux me permettent de compléter cette histoire en rectifiant sur plusieurs points le récit de Gibbon, et je serais étonné si l’on trouvait que sa conduite gagne à être présentée sous son véritable jour.


II.

Gibbon avait seize ans (il était né en 1737, la même année que Suzanne Curchod) lorsque son père l’envoya en pension à Lausanne, chez le révérend ministre Pavilliard, spécialement chargé de lui faire abjurer les erreurs du papisme, auxquelles le jeune Gibbon s’était laissé entraîner durant son séjour à Oxford, et de le ramener dans le sein de l’église protestante. Soumis pendant les premières années de son séjour à une surveillance sévère, Gibbon, auquel le révérend Pavilliard ne servait chaque mois qu’une pension exiguë, se plaignait fort d’occuper « dans une rue étroite et sombre, la moins fréquentée d’une ville qui n’est pas belle, et dans une maison vieille et incommode, une petite chambre mal bâtie, mal meublée, qui, aux approches de l’hiver, au lieu d’un feu qui fait société, était destinée à recevoir la chaleur invisible d’un poêle. » Ce ne fut qu’au bout de deux années, et après avoir abjuré le catholicisme entre les mains du pasteur Pavilliard avec autant de docilité qu’il avait abjuré le protestantisme entre les mains du « father Lewis, » que Gibbon, ayant conquis un peu de liberté, fut introduit par la famille Pavilliard dans le cercle de la société de Lausanne. Il avait alors dix-huit ans et l’on a quelque peine à se figurer ce que pouvait être à cet âge de la jeunesse et de la grâce ce petit homme qu’une silhouette bien connue nous représente gras, replet, avec des jambes courtes, et dont le nez se perdait si singulièrement au milieu de deux énormes joues que Mme du Deffand, en lui tâtant le visage avec les mains, se croyait victime d’une mystification de mauvais goût. Un portrait de lui à cet âge, que je suis heureux de