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importé en France. En agissant ainsi, ils sont dans leur rôle et croient défendre leurs intérêts. Reste à savoir si ces intérêts sont bien compris. Notons d’abord que la très nombreuse classe des petits propriétaires qui cultivent eux-mêmes et qui consomment personnellement leurs récoltes est hors de cause et qu’il lui importe peu que le blé soit cher ou bon marché, puisqu’elle ne le vend pas et le garde pour son usage. Ajoutons que la culture du blé ne se fait sur une large échelle que dans quelques départemens du nord et du centre de la France, et que ce sont les gros fermiers de la Beauce, de la Brie et de la Picardie qui concentrent à peu près tout le commerce de cette céréale. Ce sont eux seulement que les importations américaines peuvent toucher et menacent de ruiner, si l’on tient pour fondées les plaintes qu’ils font entendre. Que s’est-il donc passé pour que l’Amérique, dont jusqu’ici, en matière de production agricole, il n’avait pour ainsi dire pas été question, puisse du jour au lendemain nous livrer des blés en abondance à des prix qui constitueraient en perte les cultivateurs français ? C’est, paraît-il, la mise en culture des vastes plaines de l’Ouest qui a produit cette révolution économique. Ces terres encore vierges, labourées à la vapeur, fournissent sans engrais des récoltes indéfinies qui, fauchées et battues par les machines, s’entassent dans des bateaux et arrivent à la Nouvelle-Orléans presque sans aucun frais depuis que les travaux faits sur le Mississipi ont rendu possible la navigation de ce fleuve[1]. Ce blé revient, dit-on, à la Nouvelle-Orléans à 13 fr. 50 l’hectolitre et au Havre à 17 francs, en ajoutant 3 fr. 50 pour le fret et l’assurance. Le cultivateur français, ne pouvant le produire au-dessous de 25 fr. 50[2], se trouve par conséquent dans l’impossibilité de soutenir la concurrence, à moins qu’un droit protecteur ne vienne dans une certaine mesure égaliser les conditions de production. Pour que ce raisonnement fût exact, il faudrait d’abord admettre que les récoltes seront en Amérique toujours abondantes et toujours mauvaises en France ; ce qui ne paraît guère possible, puisque la première est, aussi bien que la seconde, soumise aux caprices des saisons et que le jour peut venir pour elle où les blés ne mûriront pas et où il lui faudra recourir à l’Europe pour nourrir sa population. Ce n’est pas sur les deux ou trois années pendant lesquelles le ciel

  1. D’après M. A Ronna (le Blé aux États-Unis d’Amérique), la culture du blé revient tous les deux ans sur les mêmes points ; en 1850, la production était de 33,500,000 hectolitres, en 1860 de 63,000,000, en 1870 de 85,000,000. Le rendement par hectare ne dépasse pas 11 hectolitres, ce qui fait supposer que la production ne pourra pas continuer à s’accroître ; car la culture extensive n’est praticable que dans les régions peu peuplées.
  2. Voir la déposition de M. de Monicault à la commission du tarif des douanes au nom de la Société des agriculteurs.