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du public. Il était difficile à un tempérament aussi fougueux de s’astreindre au travail minutieux du style. Il s’est aperçu lui-même, en finissant son ouvrage, qu’il n’était pas irréprochablement écrit, il s’excuse des répétitions de mots, des synonymes multipliés, de la longueur des phrases. « J’ai senti ces défauts, dit-il, et je n’ai pu les éviter, emporté toujours par la matière. » Il n’emploie donc pas tout à fait la langue des lettrés, celle dont tant d’écrivains de génie s’étaient servis depuis Pascal jusqu’à La Bruyère, encore moins celle de Voltaire ou de Montesquieu ; il en est resté à la langue des gens du monde, et, comme il se met volontiers en retard sur son siècle, il écrit comme il a entendu parler les personnes d’esprit dans sa jeunesse.

C’est un inconvénient sans doute : la phrase est touffue, traînante, embarrassée, elle n’a ni les proportions ni l’allure auxquelles nous sommes accoutumés ; mais c’est un avantage aussi. Une fois la langue faite et formée, tout le monde est forcé de la subir ; on prend l’habitude de couper les phrases de la même façon, on reproduit fidèlement les mêmes tours. Cette uniformité à laquelle il est difficile de se soustraire aide les faibles, mais elle peut gêner les forts. S’il devient plus rare qu’on écrive très mal, chacun ayant sous les yeux une sorte de modèle sur lequel il peut se régler, il est plus rare aussi d’écrire très bien. Tous les écrivains s’habituent à jeter leur pensée dans un moule semblable. Dès qu’on prend la plume, l’esprit est obsédé d’expressions toutes faites dont on a grand’peine à se délivrer ; à moins de faire un vigoureux effort, on en vient presque toujours à exprimer comme tout le monde des sentimens qui nous sont propres, ce qui en éteint l’originalité. C’est donc l’accent personnel qui manque le plus aux écrivains des époques trop lettrées. Au contraire, il domine dans le style de Saint-Simon et en fait le charme principal. L’idée chez lui crée l’expression. Sa phrase plus libre, moins gênée par des règles immuables, suit plus exactement les. détours de la pensée, se moule sur elle, en fait ressortir toutes les saillies, comme un vêtement bien fait et rend à merveille, par l’ampleur de ses proportions, le souffle de cette âme puissante. Ce sont des mérites qui frappent à chaque pas dans ses Mémoires. Je prends, presque au hasard, à la fin du second volume publié par M. de Boislisle, le tableau des dernières années de l’archevêque de Paris, Harlay de Chanvalon, quand le roi, poussé par Mme de Maintenon, lui eut retiré sa faveur. « Cet esprit étendu, juste, solide, et toutefois fleuri, qui pour la partie du gouvernement en faisait un grand évêque, et, pour celle du monde, un grand seigneur fort aimable, et un courtisan parfait, quoique fort noblement, ne put s’accoutumer à cette décadence et au discrédit qui l’accompagna. Le clergé, qui s’en aperçut, et à qui l’envie n’est