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de fonctions et comme un double travail : d’abord un travail individuel dans la profession de son choix, puis un travail général en tant que citoyen ; l’instruction préservatrice et réparatrice doit donc tendre à ce double but. En premier lieu elle doit être, autant qu’il est possible, professionnelle, afin de fournir l’instrument intellectuel du travail aux enfans qui en sont privés par la faute des uns ou des autres. En second lieu, elle doit leur fournir l’instrument général de ce que j’appellerai la profession générale de citoyen. En d’autres termes, elle doit être civique : il faut qu’elle enseigne aux enfans, indépendamment de tout culte, leurs droits et leurs devoirs sociaux ainsi que les lois sous lesquelles ils sont appelés à vivre.

Des lois justes et une instruction qui les fasse connaître, aimer, respecter, voilà donc ce que doit avant tout aux individus un état qui veut à la fois prévenir le mal et le réparer par des moyens pacifiques. La législation réforme les lois dans le sens des droits, l’instruction fait connaître les droits eux-mêmes ; l’une enlève les liens qui empêchaient de marcher, l’autre éclaire le chemin à suivre : double délivrance. « De la lumière, plus de lumière ! » ce cri du poète mourant est aussi celui des classes les plus malheureuses de la société, de celles qui ont souffert pendant des siècles, de celles dont la vie aujourd’hui encore est une mort lente. Ce n’est pas sans raison que l’Orient avait personnifié dans les ténèbres le génie du mal et dans la lumière le génie du bien ; nous pouvons dire aussi que le génie du mal est l’ignorance et que le génie du bien est la science. Il y a, dans la société, des ténèbres qui sont l’œuvre de la nature et des ténèbres qui sont l’œuvre des hommes ; c’est à la science de les vaincre et de les faire peu à peu rentrer dans la lumière : l’universelle diffusion de la science est la vraie justice réparative.

La conclusion qui nous semble ressortir de cette étude, c’est que l’état, au lieu d’être, comme le croient beaucoup d’économistes, une institution de justice purement défensive, a aussi une fonction positive de bienfaisance ou de fraternité, grâce à laquelle il s’efforce de réparer le mal par le bien. La fraternité n’est en sa pure essence qu’une justice plus haute, une justice plus complète, une justice surabondante. La réduire à une sympathie plus ou moins passive comme celle des positivistes et des utilitaires, ou à une pitié dédaigneuse comme celle de Schopenhauer et de ses disciples, ou à une charité mystique en Dieu et pour Dieu seul, comme celle des théologiens, c’est en méconnaître le fond, qui est le droit même de l’homme, sa valeur et son idéale dignité. Sans doute, au point de vue moral, dans nos intentions et au fond de notre cœur, tout doit être amour, même la justice ; mais au point de vue social, dans nos actions et nos relations avec les autres hommes, tout doit être justice, même l’amour.


ALFRED FOUILLEE.