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s’estime trop heureux de n’avoir pas été jeté en prison, et si on l’emprisonne, trop heureux qu’on ne lui coupe point la tête. Même en Occident, quand un innocent a été détenu pendant de longs mois pour un crime qu’il n’avait pas commis et que la justice, reconnaissant son erreur, le renvoie purement et simplement, on l’estime trop heureux de n’avoir eu que demi-mal. Il y a pourtant dans cette façon de punir un homme pour le seul crime d’avoir été soupçonné, sans lui accorder ensuite aucune réparation ni indemnité, quelque chose qui révolte le sentiment du droit ; qu’est-ce donc quand il s’agit des grandes injustices dont une société entière est responsable ? Toute société qui réforme ses propres injustices dans sa législation civile et surtout politique ne devrait pas se contenter de ces réformes passives, qui ne sont encore qu’une justice d’abstention ; elle devrait réparer le mal par une justice active et bienfaisante. Quand l’Amérique a rendu la liberté aux noirs, elle ne s’est pas bornée à leur dire : « Vous êtes libres ; » elle leur a donné encore, par un intérêt bien entendu, les moyens d’user de leur liberté nouvelle ; elle leur a donné surtout l’instruction, et, tout en faisant beaucoup pour eux, elle n’a pas fait encore assez.

Cette réparation active est un devoir de l’état aussi bien à l’égard de ceux qui profitaient de l’injustice qu’à l’égard de ceux qui en ont souffert ; seule en effet elle permet de rendre aux uns la liberté sans compromettre par cela même la liberté des autres. Quand on restitua au peuple, dans notre pays, le suffrage universel, on s’y prit de manière à rendre inévitable pour un certain nombre d’années la servitude universelle, car on n’établit pas en même temps, comme corollaire inséparable, l’obligation et la gratuité de l’instruction. Toutes les fois que la justice pour les uns entraîne ainsi des dangers et des injustices pour les autres, c’est que cette justice a été insuffisante, c’est qu’elle s’est contentée d’être une justice négative d’abstention ; au lieu d’être une justice active de réparation ; si elle eût été complète, elle eût été en même temps protectrice pour le présent et préventive pour l’avenir.

La fonction réparative de l’état ne sauvegarde pas seulement les droits des générations présentes ou futures, elle est encore l’accomplissement’ d’une obligation léguée par les générations passées. En effet, selon les règles de la justice contractuelle, tout contrat d’échange ou même de donation suppose qu’avec les bénéfices on accepte les charges, et la succession testamentaire rentre dans cette règle générale : celui qui accepte le legs accepte par cela même les dettes du testateur aussi bien que son avoir ; il s’établit donc volontairement entre le vivant et le mort un lien de solidarité. Le même phénomène se reproduit en grand dans la société entière. Donc, en acceptant le contrat social dans l’état où il est laissé par