Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 37.djvu/290

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de charité, de douceur, de patience, de pardon, de commisération universelle, existent déjà en germe dans le brahmanisme et se développent dans le bouddhisme, cette religion qui revient aujourd’hui en faveur après avoir été trop dédaignée. En Occident, mouvement inverse : le point de départ est. la vie pratique, et spécialement la vie civique ou (politique. La fraternité n’en repose pas moins encore sur la communauté d’origine ; elle est nationale. Aussi laisse-t-elle en dehors d’elle les barbares, extérieurs à la cité, et les esclaves, présens dans la cité et pourtant plus étrangers encore que les barbares. Cependant les philosophes, avec Socrate et Platon, veulent déjà que l’on considère non plus le Grec, mais l’homme ; Aristote place au premier rang des vertus sociales ce qu’il appelle, d’un nom destiné à traverser les âges, la philanthropie ; les stoïciens, en combattant l’égoïsme national au profit de « la société universelle des dieux et des hommes, » se rapprochent du vrai fondement de la fraternité : ils conçoivent la dignité inhérente à l’homme, ἀξίωμα (axiôma), comme base du droit et de la fraternité tout ensemble. Ils placent d’ailleurs cette dignité dans la raison : aussi leur fraternité reste-t-elle plutôt une fraternité d’intelligence que de cœur. Avec Cicéron apparaît le mot même de charité, caritas humani generis. Ainsi, de considérations d’abord toutes politiques et nationales, l’Occident s’élève peu à peu à des considérations métaphysiques et religieuses. L’Occident et l’Orient allaient donc à la rencontre l’un de l’autre, pour s’unir dans l’idée chrétienne.

Le christianisme, développant les maximes contenues dans l’Ancien Testament et chez le sage Hillel, rendit familier aux masses l’idéal de parenté universelle déjà conçu par les philosophes platoniciens et stoïciens. Toutefois la charité chrétienne conserva toujours ce caractère mystique qui s’attache à toute idée religieuse : elle ne fut pas vraiment l’amour de l’homme, mais celui de Dieu et des hommes, pour Dieu. Les hommes doivent s’aimer parce qu’ils ont un même père céleste et un même père terrestre, pour des raisons d’origine métaphysique et d’origine physique, auxquelles s’ajoute la communauté d’une même destinée future, du moins en ce qui concerne les croyans et les fidèles. Le christianisme, afin d’unir les hommes entre eux, regarde donc pour ainsi dire en dehors d’eux et au-dessus d’eux : il ne croit pas qu’ils portent en eux-mêmes le principe de leur union réciproque, qu’ils soient amis par leur nature essentielle et ennemis seulement par les accidens ou les nécessités de la vie ; la volonté humaine, spontanément portée au mal et originellement vicieuse, loin d’être un principe de concorde, lui semble renfermer en soi la guerre.

Quand vinrent les temps modernes, on se demanda si cette