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dans des temps pareils à ceux de Jules II et de Léon X. Mais de tels momens dans l’histoire de l’humanité sont, hélas ! aussi fugitifs que périlleux ; ils ont en eux un principe malsain et délétère qui ne tarde pas à se développer et à amener une réaction plus ou moins violente, mais inévitable. Je n’ai point à m’étendre ici sur le mal qui rongeait le monde gracieux et facile tant regretté par M. de Talleyrand ; mais, quant à la renaissance, vous vous êtes vous-même posé la question, monsieur le commandeur, si sous ces tièdes et suaves effluves l’art du XVIe siècle ne se fût pas bien vite alangui et étiolé ; et ce que vous avez dit de l’art s’applique avec plus de raison encore à toute notre vie sociale et morale dans ce même siècle. Comme l’époque de la philosophie, celle de la renaissance provoqua une réaction qui, pour être moins sanglante et moins funeste, fut pourtant tout aussi inéluctable et profonde.

Cette réaction nous vint de la réforme ou plutôt du mouvement de contre-réforme qu’amena en Italie l’audacieuse entreprise de Luther. Sous le coup de ces attaques des hommes du Nord, le catholicisme se recueillit et se raidit avec une énergie admirable ; il devint austère et rigide. À la place des Rovere, des Médicis, des Farnèse, ce furent maintenant les Caraffa, les Ghisleri, les Buoncompagni et les Peretti qui se succédèrent sur le trône pontifical ; le concile de Trente, l’ordre de Jésus et le saint-office s’efforcèrent de rétablir une discipline sévère dans le monde de la foi et de la pensée ; le bien et le vrai l’emportèrent sur le beau dans la préoccupation générale, et on vit en toutes choses un retour, — un ritorno al segno, comme dirait notre Machiavel, — vers les idées et les sentimens des âges précédens. Cet assombrissement de l’horizon que vous signalez avec tant de justesse, monsieur le commandeur, dans le domaine de l’art à partir de la seconde moitié du XVIe siècle, je l’aperçois également dans plus d’un domaine encore, dans la vie religieuse, dans le système politique, dans l’érudition, dans la poésie. La Gerusalemme diffère autant sous ce rapport de l’Orlando que peut le faire tel tableau bolonais d’une œuvre de Léonard et de Sanzio, et il n’est pas douteux pour moi que l’esprit de Tasse n’ait sombré précisément dans le conflit douloureux entre les séductions de la renaissance dont il subissait encore tout le charme, et les scrupules de la contre-réforme dont il ressentait déjà toutes les terreurs. Il est bien vrai que les grands maîtres de la renaissance, dans leur souci presque exclusif de la beauté et de l’harmonie, ont évité les pages trop lugubres de l’Évangile et les légendes trop pathétiques du catholicisme ; mais il est vrai aussi que leurs devanciers au XIVe et au XVe siècle, plus croyans ou du moins plus naïfs, avaient hardiment abordé mainte scène de martyre et d’extase, et il me semble tout naturel, dès lors, que notre