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de l’armée et de la cité, Michel-Ange ne vit dans le thème de la Guerre de Pise qu’un prétexte pour montrer la figure humaine en mouvement, pour dessiner des soldats se baignant dans un fleuve et troublés dans leurs jeux par la voix soudaine du clairon. Du reste, aucun rappel de la gloire nationale, aucune personnification des capitaines et des armes de la république ; tout était imaginaire dans ce carton, tout, jusqu’au paysage lui-même. Ne sont-elles pas imaginaires aussi les deux statues du duc de Nemours et du duc d’Urbin, en l’honneur desquels a été élevé le mausolée des Médicis, et dont l’un était le frère et l’autre le neveu du pape Léon X ? Étrange parti-pris d’éviter tout caractère iconique en traçant la figure de deux princes dont les traits étaient présens à la mémoire des contemporains ! Plus étrange encore et pleine d’une insouciance hautaine cette excuse du sculpteur que dans mille ans personne ne serait capable de juger de la ressemblance ! Jamais défi plus grand à la vérité historique n’a été porté dans un monument funéraire et commémoratif.

C’est que Michel-Ange s’était fait un empire et un empyrée à lui, et qu’il plaçait son idéal en dehors de toutes notions et de toutes conventions reçues. Ce qu’un célèbre penseur allemand essaya dans le domaine de la philosophie au commencement de notre siècle, Michel-Ange, à l’époque de la renaissance, l’avait tenté dans le domaine de l’art : il voulut construire tout un univers du fond de son moi, abstraction faite de l’ordre des phénomènes qui l’entouraient, et de l’ordre des développemens qui l’avaient précédé. Avec lui vous entrez dans un monde inconnu de tout maître, ignoré de tout âge, peuplé de figures cyclopéennes, j’oserais presque dire préhistoriques, et qui transportent en effet votre pensée à cette époque antédiluvienne dont parle la Bible, « où il y avait des géans sur la terre, alors que les enfans de Dieu eurent épousé les filles des hommes. » Il n’est pas jusqu’aux procédés techniques du maître qui ne nous fassent également songer à des périodes reculées, à un âge synthétique de l’humanité, où les diverses branches de l’art étaient encore entrelacées entre elles et tenaient à un tronc commun d’inspiration indivise. Le caractère sculptural des fresques de la Sixtine frappe les yeux les moins exercés, et de même telle statue comme le Moïse, le Pensieroso, la Nuit ont les effets de clair-obscur, les empâtemens d’une œuvre du pinceau : fresques et marbres, à leur tour, sont tous les deux assujettis à un principe architectural qui leur fait faire corps avec la masse de l’édifice, avec ses pendentifs et ses enfoncemens. Par l’ampleur du procédé aussi bien que par le vague de l’idéal, l’œuvre de Buonarotti apparaît ainsi unique, hors de page et hors de pair, dans l’histoire universselle