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y découvre un conflit permanent entre les convictions religieuses et politiques du chrétien et du patriote, et les nécessités inéluctables de sa vocation d’artiste. Disciple de Savonarole et de Dante, esprit austère et ascétique, il devint de bonne heure le familier du Vatican à une époque de relâchement universel, à l’époque où, aux duretés guerrières de Jules II, ne succédaient que les mollesses voluptueuses de Léon X. Républicain ardent, et l’âme toute remplie des rêves de l’antique grandeur et de l’antique liberté de Florence, il fut le protégé et l’obligé des Médicis, oppresseurs de sa patrie. Que les anomalies sont nombreuses, que l’ironie du sort est implacable dans cette grande carrière d’artiste ! Il savait, — il le proclamait en toute occasion, — que la peinture n’était pas son domaine, qu’il ne se sentait maître et à son aise que le ciseau à la main. Il fallut toute la volonté despotique de Jules II, toute la fermeté impérieuse de Paul III pour mettre le pinceau dans ces mains qui ne demandaient qu’à pétrir le marbre. Ce n’est pourtant que dans ses fresques qu’il a été donné à Buonarotti de nous laisser des œuvres achevées et complètes, tandis qu’il n’est jamais parvenu à mener à bonne fin ni le mausolée de Saint-Laurent, ni ce monument funéraire du pape Jules qu’aux jours de sa vieillesse il devait appeler la grande tragédie de sa vie. A l’encontre ensuite de toute évolution normale de l’art qui nous fait voir l’architecture, la sculpture et la peinture se succédant l’une à l’autre dans l’ordre des temps ; chez Michel-Ange le peintre des Prophètes et des Sibylles précède le sculpteur de Moïse et du Pensieroso, pour faire place en dernier lieu à l’architecte de Saint-Pierre. A l’encontre aussi de l’histoire générale du cœur humain, ce n’est pas le printemps, c’est l’hiver de ce génie que nous voyons illuminé par le charme et le sourire d’une femme. Vittoria Colonna fut sa première et son unique passion ; il devint amoureux, il devint poète à l’âge de soixante-cinq ou de soixante-dix ans ! Autre trait non moins singulier : ce travailleur infatigable qui pendant près d’un demi-siècle a manié avec une vigueur surhumaine la brosse, le ciseau et le compas, et que Blaise de Vigenère raconte avoir vu, « bien que âgé de plus de soixante ans, abattre plus d’escailles d’un très dur marbre en un quart d’heure, que trois jeunes tailleurs de pierres n’eussent peu faire en trois ou quatre, et y allait d’une telle impétuosité que je pensois que tout l’ouvrage deust aller en pièces, » — ce sublime et rude manouvrier était gaucher ! Tout ainsi paraît retourné, bouleversé, transversé dans la vie de cet homme extraordinaire. Vous rappelez-vous sa dernière fresque de la chapelle Pauline, celle qu’il a tracée dans sa soixante- quinzième année, et où il a représenté le prince des apôtres dans une position si étrange et si tourmentée : la tête en bas, et les membres cloués à une croix dont les bras touchent la terre, et le pied est