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par des chaînes de montagnes qui sont comme les bordures de chaque plateau ; rien de plus monotone que ces heures de marche vers la mer, que l’on espère à tout instant voir apparaître au-dessus de la ligne bleue des dernières montagnes. Tandis que l’on chemine ainsi, bercé par la lente allure du cheval, l’esprit s’assoupit, et s’abandonne à cette demi-rêverie qui est le charme du voyage en Orient. Si par hasard on croise quelque caravane venant d’Adalia, la rencontre est presque un événement. Voici une caravane de chameliers qui se rend à Boudjak ; la longue file de chameaux chargés de tapis et d’étoffes multicolores passe gravement, conduite par un petit âne noir ; sur le flanc de la colonne marchent les chameliers armés jusqu’aux dents, avec qui l’on échange les souhaits d’heureux voyage. Puis l’on continue sa route jusqu’à ce que le soleil touchant à l’horizon et les ombres s’allongeant annoncent qu’il est temps de songer à la halte.

Après une nuit passée au petit café de Susuz et une demi-journée de marche, nous atteignons le dernier col qui nous dérobe encore la vue de la mer. Nous rejoignons une caravane de muletiers, qui ont déjà comme compagnons de voyage un papas grec et un Moréote d’Adalia. Précédée par la file des mulets, toute la troupe se remet en route au bruit des armes à feu que déchargent les muletiers en belle humeur. La nuit nous surprend à la sortie du col, et il faut camper sous une sorte de hutte en feuilles sèches, dans un terrain bas et marécageux. A une heure de là, il y a un khan bâti en briques ; mais il ne sert que pendant l’hiver, et rien ne déciderait les Turcs à le faire ouvrir pendant la belle saison.

L’heure de la halte est par excellence, en Orient, l’heure des causeries. Les chevaux dessellés, le repas terminé, que peut-on faire de mieux que d’écouter ses compagnons de voyage ? Le papas nous raconte son histoire. Il est Chypriote ; il habitait paisiblement son petit village, quand, le papas étant venu à mourir, les Grecs de sa communauté l’ont désigné pour succéder au défunt. Le voilà étudiant pendant deux ans à Nicosie, par ordre de l’archevêque, et devenant papas un peu malgré lui. Il lui a fallu payer son ordination, et maintenant il vit misérablement d’une maigre rétribution sur le fonds communal, et de quelques dons en nature faits par les fidèles. Le village étant très étendu, il est obligé de rester chez lui à la disposition des fidèles, et ne peut ni cultiver un champ, ni exercer une profession manuelle pour faire vivre sa famille. Il se plaint de la situation précaire faite au petit clergé d’Anatolie ; l’autorité des évêques est sans contrôle et les prélats en abusent souvent : il n’est pas rare qu’un prêtre grec paie à son évêque une véritable redevance annuelle, sans compter le rachat des interdictions dont il