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planches grossièrement gravées, les femmes impriment sur des étoffes de cotonnade de grands dessins à ramages, aux couleurs éclatantes. Mais le commerce anglais fait une rude concurrence à cette industrie, qui ne se retrouve plus guère que dans les campagnes et dans l’intérieur de la péninsule. Sur le littoral, les marchés regorgent de marchandises anglaises, d’une exécution supérieure aux produits indigènes, et d’un prix modique. Le commerce anglais finira par tuer les petites industries locales.

Près de Beylerly, nous visitons dans la montagne les ruines de l’ancienne colonie romaine d’Olbasa sous la conduite d’un Grec du village. Cet homme a bien hésité à nous accompagner. Les paysans turcs, assemblés sur la place, lui défendaient de mener les étrangers voir « les vieilles pierres écrites » auxquelles l’imagination populaire manque rarement d’associer l’idée de trésors cachés. Enfin, menacé d’un côté, pressé de l’autre, il se décide à nous guider à travers les roides escarpemens qui mènent à l’acropole antique. Au retour, nous demandons du lait à une vieille femme turque occupée à traire ses vaches, et comme on veut la payer, elle refuse en disant : « Est-ce que nous n’avons pas nos morts ? » Il est difficile de ne pas reconnaître là une croyance commune à tout l’Orient grec, et dont les voyageurs ont maintes fois retrouvé la trace[1]. La nourriture offerte à des étrangers profitera aux parens morts de celui qui fait ce don ; elle entretiendra la vie à demi matérielle que les morts conservent dans le tombeau. Le banquet funèbre des Albanais, les grenades et le riz bouilli que mangenf les Grecs d’Athènes le jour du mnimosynon, le pain du mort offert par les Grecs de Thessalie le jour des cérémonies funéraires n’ont pas un autre sens ; ces mets profitent aux âmes. La croyance à une sorte de vie matérielle dans le tombeau est tellement enracinée chez les Grecs qu’elle donne lieu aux faits les plus étranges. En 1876, à Kourkoura, en Eubée, on croyait qu’un cadavre troublait le repos des autres morts ; le papas, consulté, donna le conseil de l’exhumer et de le brûler, ce qui fut fait. En dépit de la différence des religions grecque et musulmane, les Osmanlis ont la même superstition. Il y a quelques années, on ménageait encore un trou dans les fosses musulmanes, afin que le mort pût respirer et rester en communication avec le monde des vivans. Tous ces faits ont une importance singulière pour l’étude des civilisations disparues ; l’observation de formes d’esprit différentes des nôtres éclaire bien des points de l’histoire du passé, et l’Orient restera longtemps encore le

  1. Voyez les pages consacrées à cette croyance dans l’ouvrage de M. Heuzey : Mission de Macédoine, p. 156, et dans celui de M. Albert Dumont : le Balkan et l’Adriatique, p. 34.