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premières émotions de la crise qui vient d’ébranler l’Orient. L’hellénisme en Asie-Mineure n’a rien perdu de sa vitalité ; il se produit au milieu des communautés grecques des efforts sérieux, le plus souvent ignorés de l’Occident, pour reconstituer des groupes importans que le réveil des traditions nationales rendra chaque jour plus forts. L’intérêt d’un voyage en Asie-Mineure était donc de recueillir sur tous ces points des observations de détail ; on les trouvera dans les pages suivantes, écrites au jour le jour, au hasard des étapes, et sans autre souci que de reproduire fidèlement la vérité des faits[1].


I

Mermeredjé, 10 mai 1876.

Entre Rhodes et le petit port de Mermeredjé, sur la côte d’Asie-Mineure, il n’y a pas d’autre moyen de communication que les caïques. Avec un bon vent, le trajet se fait en quelques heures ; mais il faut compter avec le calme. Partis le matin de Rhodes, nous voyons encore à la nuit tombante se dresser au loin les puissans massifs de montagnes qui bordent la côte de Carie et les caps qui dérobent la vue de la petite baie de Marmara. Au jour naissant, le caïque aborde enfin, et les premières blancheurs de l’aube nous montrent le minaret de la mosquée, les maisons délabrées et les croupes verdoyantes des montagnes qui dominent la baie. Le village s’éveille au petit jour. Les femmes vont puiser de l’eau, et se cachent vivement le visage à la vue des étrangers ; les hommes, vêtus de longues robes de cotonnade rayée, font leurs ablutions et se rendent lentement au petit café de la marine, où ils vont s’accroupir sous un auvent de feuillage. C’est bien la vie turque qui commence. A Rhodes, l’Européen n’est qu’à demi dépaysé : les Grecs y sont nombreux ; le mouvement du port, les petites rues étroites et propres du quartier grec rappellent encore les villes maritimes du royaume hellénique. L’étranger y est accueilli, questionné curieusement, et se fait vingt amis au bout d’une heure. A peine a-t-on touché la côte d’Asie que l’indifférence silencieuse des habitans, un air d’abandon et de négligence, apprennent bien vite au voyageur combien la transition est brusque entre l’Orient grec et l’Anatolie.

Mermeredjé (ou Marmara) est bâti au fond d’une baie presque

  1. Ce voyage a été fait pendant l’été de 1876, de concert avec M. L. Duchesne, ancien membre de l’École française de Rome. La physionomie du drogman qui nous accompagnait, Nicolas Hadji-Thomas, de Salonique, a été spirituellement retracée par M. Choisy, qui avait pu apprécier toutes ses qualités dans un voyage antérieur. (L’Asie-Mineure et les Turcs en 1875, par Auguste Choisy, ingénieur des ponts et chaussées. Paris, 1876) Didot. )