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par d’innocens complices ne sachant pas lire ; le plus souvent on les dépose aux portes des maisons ou sous les banquettes des omnibus et des voitures publiques. Comme autrefois le Kolokol de Herzen, Terre et Liberté a été placée par des mains invisibles dans les papiers de tel ou tel haut fonctionnaire. On a plus d’une fois arrêté des distributeurs de la feuille insaisissable, on n’a pu, croyons-nous, mettre la main sur les éditeurs.

Ces imprimeries, ou pour mieux dire ces presses clandestines, ne pouvaient toujours échapper à la police ; on en a découvert plusieurs dans les villes et les campagnes, à Kief, à Moscou, à Saint-Pétersbourg même, et où étaient-elles cachées ? était-ce toujours chez des particuliers, chez des étudians ou bien dans ces usines où les propagandistes servent de contre-maîtres ou d’ouvriers ? Non, on en a parfois découvert dans des monumens publics, dans des bâtimens appartenant à la couronne, dans des dépendances du ministère de la guerre ou du ministère de l’intérieur, dans des séminaires ecclésiastiques ou des couvens[1]. Un jour peut-être on saisira des presses clandestines dans les bureaux de la censure ou de la direction de la presse.

Pour mettre fin à de pareils désordres, le pouvoir n’a rien trouvé d’autre que de rendre plus rigoureux encore les lois et règlemens sur la presse et l’imprimerie. Il y avait déjà des inspecteurs de la typographie, il était déjà défendu de fonder des imprimeries sans autorisation préalable ; cela n’a plus semblé suffisant : on a interdit de vendre ou d’acheter sans autorisation des presses ou des appareils typographiques ou lithographiques, appliquant ainsi à tout ce qui touche l’imprimerie les restrictions imposées vers le même temps au commerce des armes. Comme pour rendre l’assimilation plus complète, les hommes qui violent les règlemens sur la typographie viennent, comme les auteurs d’attentats sur les fonctionnaires, d’être placés en dehors des lois civiles. Un arrêté du général Gourko, gouverneur de Saint-Pétersbourg, en date du 17/29 juin 1879, a soustrait temporairement à la connaissance des tribunaux toutes les affaires de ce genre[2]. Comme la presse elle-même, l’imprimerie est, depuis les derniers attentats sur l’empereur, dépouillée de toute garantie légale et entièrement à la discrétion de la police.

Avec de tels procédés, le gouvernement peut arriver à rendre impossible la publication des journaux et des brochures de la révolution ; mais quand il parviendrait à saisir toutes les presses

  1. L’ancienne Terre et Liberté était imprimée, assure-t-on, dans l’imprimerie du ministère de la guerre.
  2. Un arrêté du 5/17 juillet renchérit encore sur le précédent.