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me parait les confiner involontairement dans les mesquines préoccupations, les condamner aux discussions oiseuses ou aux dissertations futiles, toutes choses fort innocentes ou du moins inoffensives pour l’état, direz-vous, mais qui ont l’inconvénient d’abaisser les esprits, d’amollir les caractères, et de dépenser sans profit pour la société les forces et les passions des individus. Je suis tenté d’attribuer à cette tutelle trop prolongée de l’intelligence plus d’un des défauts, plus d’une des infériorités que vous déplorez souvent vous-mêmes. Sur les lettres comme sur la société, cette sorte de minorité de la pensée, toujours traitée en incapable, me paraît avoir eu une influence débilitante. La censure a malgré elle favorisé artificiellement les parties inférieures et basses, les parties légères et frivoles de la littérature et de l’art aux dépens des genres les plus élevés et les plus nobles. La politique mise de côté, je lui en voudrais de cet énervement de l’intelligence. Vous vous étonnez quelquefois que, malgré tant de marques d’originalité naturelle, malgré tant de signes d’un génie vif, prompt, varié, votre jeune littérature n’ait pas encore égalé celles de vieux pays plus petits que le vôtre ; croyez-vous que le long servage de la pensée n’y soit pour rien, et qu’à ce régime les lettres, la science, l’esprit même n’aient point perdu de leur vigueur native en perdant de leur spontanéité ?

« — Est-ce bien là votre sentiment, monsieur ? interrompit l’ancien censeur d’un ton grave et légèrement sarcastique. Je suis fâché que, sur ce point, vous en soyez resté aux lieux communs et à l’opinion du vulgaire. Vous auriez mieux fait de renverser hardiment cette thèse usée : vous n’auriez pas été plus loin de la vérité. Vous accusez le manque de liberté d’avoir dans le champ des lettres semé ou fait pousser les fleurs légères et les mauvaises herbes aux dépens des plantes utiles et nourrissantes : que vous êtes ingrat envers les surveillans de la pensée ! Si vous nous connaissiez mieux, peut-être trouveriez-vous que nous avons bien mérité des lettres. Qui a plus fait pour garder les auteurs et le public à la haute littérature, aux hautes pensées, à la science, ne sont-ce pas ceux qui cherchaient à les protéger contre l’envahissement de la plus exigeante, de la plus redoutable ennemie des lettres : la politique ? Le journal est le rival du livre, et la politique courante est le plus grand et le pire adversaire de l’étude et du savoir. Ce n’est pas notre faute, à nous, si la Russie n’a pas échappé à cette cause de l’abaissement intellectuel et de la décadence littéraire de l’Occident. Au lieu de laisser l’esprit se disperser en tout sens, se gaspiller en stériles polémiques, s’user en prétentieux et superficiels bavardages, nous le contraignions à se replier sur lui-même, à ramasser ses forces, nous l’obligions à creuser ses études et à peser ses paroles ; nous lui donnions en même temps plus de vigueur et de souplesse,