Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 37.djvu/122

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

peut les interdire ou les admettre ; elle peut aussi n’en autoriser l’entrée qu’avec des coupures. Une feuille spéciale indique périodiquement au public les opérations des censeurs et donne la liste des ouvrages admis ou prohibés. Sous Alexandre II, la censure étrangère s’est généralement montrée fort large et coulante, peu d’auteurs se voyaient fermer la porte[1]. Les ouvrages les plus radicaux en philosophie et en économie, si ce n’est en politique, les plus célèbres traités d’athéisme ou de socialisme, ont pu pénétrer dans l’empire et y être traduits. À l’inverse de l’index romain, l’autorité russe s’est toujours montrée beaucoup moins sévère pour les doctrines et les théories que pour le récit des faits et la critique des personnes. C’est là un des caractères de la censure russe, et par ce penchant elle a pu malgré elle favoriser innocemment la diffusion des théories radicales, dont elle devait préserver l’empire. Dans ce domaine comme ailleurs, les dernières années ont amené une recrudescence de sévérité, sans que pourtant la Russie ait de nouveau été soumise au blocus intellectuel, ou au prohibitionnisme moral du règne de Nicolas[2].

L’essor pris par la presse indigène a naturellement diminué la circulation et l’influence des journaux du dehors. Aussi n’a-t-on pas craint d’accorder à la plupart de ces derniers le libre accès du territoire. Environ trois cents journaux étrangers, dont les deux tiers, il est vrai, n’ont rien de politique, sont affranchis de la censure. Les juge-t-on pernicieux ou systématiquement hostiles, on leur ferme les portes de l’empire. C’est ce qui est arrivé durant la dernière guerre d’Orient à l’un des journaux français qui s’était distingué par la vivacité de sa polémique contre la politique russe.

Les revues étrangères, dont quelques-unes, telles que la Revue des Deux Mondes ou la Deutsche Rundschau, gardent un grand nombre de lecteurs, paient parfois tribut aux susceptibilités de la censure. Les passages suspects ne sont pas coupés avec des ciseaux, comme naguère à Rome sous la souveraineté pontificale ; on se sert à Saint-Pétersbourg d’un procédé plus perfectionné. Les phrases mal sonnantes sont biffées à l’aide d’encre d’imprimerie. Les livraisons ou les volumes ainsi traités présentent de larges taches noires, qui parfois couvrent des pages entières. C’est ce qu’en argot du métier on appelle être passé au caviar. J’ai pu voir moi-même dans la Revue plusieurs de mes études sur la Russie maculées de cette façon. Malgré la modération et la bienveillance

  1. En 1868 par exemple, trois mille deux cent trente-deux ouvrages avaient été admis, cent vingt-sept avaient été exclus et cent six admis seulement en partie.
  2. Comme exemple récent des procédés de la censure, on peut citer le traitement infligé à l’Histoire de la Russie de M. A. Rambaud, qui n’a pu être admise qu’avec des suppressions et corrections.