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que Lycurgue n’eût reconnu Sparte au temps d’Agis et de Cléomène. Mais si les Genevois ne vont pas souvent au prêche, il est également vrai qu’ils tiennent tous ou presque tous à faire baptiser leurs enfans, à faire bénir leur mariage, et qu’ils appellent le pasteur au lit des mourans. Pour l’usage qu’ils en font il ne leur importe guère que leur église nationale professe les dogmes de Calvin ou ceux de M. Carteret. Beaucoup de gens qui n’ont pas de religion veulent du bien à la religion des autres, ils y trouvent peut-être leur sûreté, et beaucoup de gens qui ne fréquentent pas les temples seraient désolés qu’on les fermât ; ce serait pour eux un malheur, presque une catastrophe. On a comparé ces indifférens qui ne laissent pas de s’intéresser aux destinées de l’église à ces arcs-boutans qui soutiennent du dehors les murs d’une cathédrale : ils n’auraient garde d’y entrer. Les radicaux français s’abusent ; l’église est encore bien forte, grâce à l’assistance qu’elle trouve dans ses amis du dehors.

L’événement a justifié la conduite du grand conseil et prouvé qu’il avait été bien inspiré dans sa prudence, qu’on a taxée de timidité. Tout récemment les Genevois ont renouvelé leur conseil d’état ou conseil exécutif. La question était de savoir si M. Carteret serait réélu. Genève est un pays éminemment plébiscitaire. On y trouve presque toujours un homme dirigeant et dominant, qui est le favori du peuple et qui exerce une sorte de dictature. On est disposé à le croire sur parole, on se prête complaisamment à toutes les expériences qu’il peut être tenté de faire, on lui permet d’user et même d’abuser des pouvoirs qui lui sont confiés, on est indulgent pour ses fantaisies, pour ses lubies, pour ses marottes. Mais on se réserve le bénéfice d’inventaire, et quand l’expérimentateur a fait l’une après l’autre quelques graves maladresses, ses commettans, par un brusque retour, lui signifient qu’il a perdu leur confiance, et tout à coup ils deviennent aussi nerveux qu’ils avaient été flegmatiques. Les peuples filent à leurs idoles des jours d’or et de soie, ils les encensent, ils leur tressent des couronnes ; mais le fétichisme des peuples qui ont le goût de raisonner est intermittent ; quand ils découvrent qu’ils se sont trompés, ils fouettent leur fétiche, le destituent et le remplacent. M. Carteret a été l’idole des électeurs genevois jusqu’au jour où les intérêts qu’il avait froissés par des rigueurs et des vexations inutiles se sont coalisés contre lui. On pouvait croire qu’il avait fait son temps, que son crédit était fort entamé ; sa situation semblait compromise, menacée. Heureusement pour lui ses adversaires se sont mis en tête de séparer l’église de l’état, et beaucoup de cœurs lui sont revenus. Le candidat qui avait rédigé le projet de loi sur la suppression du budget des cultes n’a pas été élu, M. Carteret l’a été, et en le renommant, le peuple genevois a déclaré que jusqu’à nouvel ordre, il ne voulait pas entendre parler de la séparation. Mais en même temps il a porté au conseil exécutif trois