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doctrinaires, ce sont les faits. Les philosophes et les orthodoxes de Genève pouvaient invoquer à l’appui de leur thèse les dissensions intestines que la question religieuse a allumées dans la petite république, et dont tout le monde est las ou commence à se lasser. Les partisans du divorce ne disent pas que le divorce soit un bien, ils le recommandent comme un mal nécessaire, qui épargne aux familles des maux pires. Le code Napoléon l’autorisait pour cause d’excès, de sévices, d’injures graves ; il admettait aussi comme raison suffisante un consentement mutuel, qui prouvait que la vie commune était devenue insupportable. A Genève, l’église se plaint que l’état a exercé sur elle des sévices, qu’elle a été en butte à des injures graves, et que la vie commune est devenue pénible.

M. Carteret, qui dirige depuis nombre d’années la politique genevoise, est un homme animé des meilleures intentions ; mais les bonnes intentions produisent quelquefois de grands maux. Il veut beaucoup de bien à la religion, la raison lui est chère aussi, il s’est appliqué consciencieusement à les réconcilier l’une avec l’autre. A l’exemple des pasteurs libéraux, il a entrepris de rendre la religion aussi raisonnable qu’elle peut l’être ; mais ce qui convient à un pasteur messied à un chef de gouvernement. Il s’est cru à Sparte ou à Crotone ; il a oublié que si dans les républiques antiques l’état était un initiateur, dans les sociétés modernes il n’est qu’un garant. Par malheur une partie considérable de la population genevoise a refusé délibérément de devenir aussi raisonnable que M. Carteret le désirait. En bon père de famille qui n’a en vue que le bien de ses enfans et l’intérêt de leur éducation, il a châtié les mutins, les rebelles ; il a appelé les moyens coercitifs à l’aide de la persuasion ; il préfère, comme il le dit, la manière forte à la manière douce. Il a dépouillé les catholiques romains de leurs églises et de la part qui leur revenait dans le budget des cultes, il les a réduits à la dure nécessité de se construire des chapelles à leurs frais. Tout ce qu’il était aux catholiques romains, il l’a donné aux catholiques libéraux, qui sont ses grands amis ; mais il n’a pu leur donner les cœurs, les consciences, les ouailles, ni la faveur publique. Les petites chapelles où officient les prêtres réfractaires sont toujours pleines, les églises des libéraux sont presque vides. Un tel partage a semblé injuste, on a protesté, on s’est récrié ; M. Carteret ne s’en est point ému.

Illi robur et æs triplex
Circa pectus erat…


On a dit qu’il fallait se défier des hommes qui n’ont lu qu’un livre ; plus dangereux encore sont ceux qui n’ont qu’une idée. M. Carteret n’en a qu’une, à laquelle il rapporte tout. L’homme d’esprit qui réussirait à l’en distraire rendrait un service essentiel à la république de Genève.