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maintenant entre ses mains presque tous les fils, mais la responsabilité beaucoup plus grande des projets de Favier et de Dumouriez, que le comte n’avait pas connus. Dans une pensée d’ambition personnelle, disaient le ministre et ses affidés, afin de renverser le ministère et de le remplacer, le comte abusait de la confiance du roi pour entretenir des relations avec les souverains étrangers et ruiner le système de nos alliances. Ces bruits propagés à Versailles et répétés dans tous les salons de Paris troublaient profondément la famille du comte. Son frère, le maréchal, la marquise de Lameth, sa sœur, le suppliaient de parler et de confondre ses accusateurs. Il n’aurait pu le faire qu’en trahissant le secret du roi, et tel était le respect que lui inspirait encore la personne royale qu’il ne songeait même pas à ce moyen facile de justification. Il attendait du roi lui-même une parole ou un acte qui le justifierait. C’était mal connaître l’égoïsme du souverain. Puisqu’on avait fini par découvrir une partie de son secret, Louis XV n’était pas fâché de détourner sur un autre la curiosité et le mécontentement de la cour. Il aimait mieux livrer le comte de Broglie que se livrer lui-même à la malignïté publique. Il poussa la dureté jusqu’à exiler le comte, à la suite d’une réclamation un peu vive adressée par celui-ci au duc d’Aiguillon, et jusqu’à refuser de recevoir la comtesse, une Montmorency, accourue de Ruffec pour demander justice. L’attitude du roi confirmait ainsi et aggravait avec intention les soupçons qui transformaient son confident en criminel d’état.

Louis XV mourut trop tôt pour réparer ses torts envers un serviteur fidèle ; la réparation ne devait venir que sous le règne de Louis XVI, à la suite d’une enquête longue et minutieuse provoquée par le comte lui-même et terminée par une lettre où le roi rendait témoignage à sa fidélité et à son zèle. Même alors, cette réhabilitation officielle ne dépassa point le cercle restreint de la cour ; il resta dans l’opinion publique une prévention défavorable au comte de Broglie, et le procès qu’il soutint devant le parlement, peu de temps avant sa mort, lui en apporta une preuve fâcheuse. L’avocat général Séguier se prononça contre lui avec une sévérité qui parut prendre sa source dans le souvenir fort impopulaire de la diplomatie secrète. Atteint une dernière fois dans ses espérances, frappé jusque dans son honneur, cet homme « de fer et de feu » se retira à la campagne, où il mourut à soixante-deux ans, victime du rôle équivoque qu’il avait eu la faiblesse d’accepter et le tort plus grave encore de laisser durer si longtemps.

Le portrait que trace M. le duc de Broglie de la vie de son arrière-grand-oncle ne pèche assurément point par un excès de complaisance. Le pénétrant historien ne se laisse point assez aveugler par l’esprit