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certaines intelligences, plus haut placées, voient mieux les aspects changeans de la vérité ; que les esprits dogmatiques sont les esprits bornés ; qu’il convient d’être libre et de ne dépendre de rien, pas même de soi. On a fait ainsi de notre temps une sorte de théorie de la contradiction à l’usage des grands esprits. — J’ai peur, à vrai dire, que l’on n’arrive ainsi à confondre la vérité qui ne change pas, même à travers la multiplicité infinie de ses aspects, avec les vérités plus ou moins relatives, qui ne sont que les opinions des hommes, matière éternelle du trouble et de la mobilité. Je crains, en d’autres termes, qu’on ne mette dans les objets les plus élevés de la connaissance ou de la croyance le changement qui n’est que dans l’esprit humain lui-même. — En tout cas, cette apologie toute moderne de la contradiction, Diderot ne l’a pas inventée ; il n’en a jamais réclamé le bénéfice ni l’honneur. La contradiction est dans sa nature, pour les raisons que nous avons recherchées ; il n’en tire pas vanité ; il subit cette imperfection sans la diviniser, et je lui en sais gré ; peut-être même ne s’en aperçoit-il pas, il n’a pas songé à en faire une logique supérieure, un système, un art.

Des adversaires passionnés ont voulu profiter des variations subites et des contradictions flagrantes que l’on peut saisir dans sa pensée pour le représenter comme un sophiste. Le mot manque à la fois de justesse et de justice. La vérité, c’est qu’en dehors de la passion dominante d’où est sortie l’Encyclopédie, pour tout le reste, quand cette âme de combat se repose dans la spéculation pure et désintéressée, en dehors de tout esprit de parti, nous avons affaire à un homme d’intuition, non de réflexion, le contraire d’un dogmatique. Sa pensée se teint de la sensation présente, de l’humeur du moment ; elle en prend la couleur passagère. Il représente bien ce genre de sincérité propre aux imaginatifs et que l’on pourrait appeler la sincérité momentanée. Plusieurs de ses ouvrages, — les Elémens de physiologie par exemple et la Réfutation d’Helvétius, — semblent venir des deux pôles opposés de la pensée humaine ; ils appartiennent à des climats d’idée tout à fait contraires. Ce serait chimère que de vouloir imposer à des fantaisies une unité artificielle. Diderot est un essayist à la façon anglaise ; plus exactement c’est un virtuose. Ces théories plus ou moins spécieuses et si diverses, qu’il expose avec tant de verve, sont pour lui comme de grands airs de musique qu’il joue plus ou moins bien, selon l’inspiration de l’heure et l’émotion, — et qu’il oublie le lendemain, avec la même facilité, après qu’il en a enchanté ses amis pendant toute une soirée et qu’il s’en est enchanté lui-même.


E. CARO.