scrupule ou quelque appréhension sur un mouvement trop prolongé et qui s’use en se répétant, sur quelque négligence grave ou quelque banalité qui déconcerte l’impression donnée, sur quelque métaphore incohérente, plus souvent sur l’exagération manifeste du ton qui s’élève jusqu’à blesser les oreilles un peu délicates, comme un bruit excessif d’instrumens ou une tempête d’orchestre. Il faut ou retrancher ou modifier, sans en avoir l’air, quelques mots criards, si l’on veut ne pas troubler la jouissance du lecteur. Le mieux est de retrancher, et beaucoup. On le peut sans inconvénient. De cinq à six pages débordantes ou tumultueuses on peut faire une page excellente qui, en disant moins, fait entendre davantage. Soumettez donc, si vous l’osez, à ce genre d’expériences les vrais écrivains, un Pascal, un Bossuet, un Voltaire, et vous verrez ce qui restera du chef-d’œuvre mutilé. En enlevant un mot de ces pages définitives, vous en ruinez l’architecture, de même que pour certains métaux sortis de la fournaise, l’équilibre des molécules est si parfait qu’on le détruit, en en touchant une seule, laquelle changée de place, tout croule et tombe en poussière.
La méthode de travail de Diderot explique les graves défauts de l’écrivain Comment pourrait-il se reconnaître, réfléchir, proportionner son effort à l’idée, mesurer l’emploi de son esprit dans cette multiplicité d’occupations diverses et simultanées qui l’absorbent et le dispersent en même temps ? Ouvrons son atelier. Que de choses à la fois, que d’entreprises différentes, que de commencemens en tout genre ! Tout s’ébauche, rien ne s’achève. D’abord, pour lui-même, que de travaux à la fois et pour une seule journée et dans chaque heure ! Quatre ou cinq articles de l’Encyclopédie en train sur les sujets les plus variés, beaux-arts et arts mécaniques, philosophie et industrie, des volumes de planches à revoir et à corriger, le Neveu de Rameau ou Jacques le Fataliste qui s’agitent dans cette tête encombrée et fumante ; avec cela, des plans, des projets de théâtre qui naissent d’une anecdote, d’un trait qu’on vient de lui raconter, d’un fait historique qu’il rencontre dans un livre. Entre temps, il lit tout ce qui paraît, il s’instruit à toutes les sources ; il court au Jardin des Plantes suivre les cours de chimie de Rouelle, il lit et annote les Élémens de physiologie de Haller, les ouvrages de Bordeu, il amasse des documens innombrables, il les rédige à la hâte. Voilà pour lui. Pour les autres, quelle générosité naïve et toujours prête ! On ne l’invoque jamais en vain, dans une détresse littéraire, dans les circonstances importantes ou critiques. Il ne se plaint de rien ni de personne. « On ne me vole pas mon temps, disait-il, je le donne. » Tantôt il le donnait à son ami le baron Grimm, qui, en partant pour ses voyages, lui remettait comme