Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 36.djvu/603

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

déjà. — Un autre projet lui tenait bien davantage au cœur. Il rappelle dans toutes ses lettres de cette époque qu’il avait autrefois proposé de refaire l’Encyclopédie pour Catherine et pour son empire, après qu’il s’était brouillé à Paris avec les libraires qui l’avaient trompé en mutilant ses manuscrits. « Elle est revenue d’elle-même, dit-il, sur ce projet qui lui plaisait, car tout ce qui a un caractère de grandeur l’entraîne. Après avoir discuté avec elle sur ce qui concerne sa gloire, elle m’a renvoyé par-devant un de ses ministres pour la chose d’intérêt. » Tout sembla d’abord s’arranger pour le mieux, avec une facilité qui aurait dû alarmer un homme moins engoué de lui-même, de ses idées et de l’empire éphémère qu’il s’imaginait avoir pris sur Catherine. On lui promettait, pour cette refonte gigantesque du monument mutilé, quarante mille roubles (deux cent mille francs). Cette fois, il pense toucher au but. « Prépare-toi à déménager, dit-il à Mme Diderot. Je t’avertirai lorsqu’il en sera temps, afin que tu trouves un logement dans un quartier qui s’arrange avec cette affaire. » Enfin il va donc être le maître respecté de son œuvre ; il travaillera, il est vrai, pour une cour étrangère, mais la souveraine de cette cour est sa protectrice, son élève et son amie. L’Encyclopédie, libre et intacte, va donc connaître des jours nouveaux et recommencer une fortune plus brillante mille fois que celle que lui ont faite en France la méchanceté de ses ennemis, la perfidie des libraires et les ombrages du despotisme. — Naïf philosophe qui pense avoir conquis un esprit aussi puissant, aussi machiavélique que celui de Catherine, avec ses tirades sur la tolérance, sur l’égalité des hommes, les préjugés monarchiques de la vieille Europe, le progrès des lumières, la nécessité d’éclairer les peuples pour les rendre heureux ! Et cela dans la Russie de 1774 ! Il est inimaginable à quel point Diderot avait méconnu, pendant ce séjour de quelques mois, sous l’impression et le prestige de la souveraine, l’état social de cet immense empire. — Catherine jugeait bonne pour elle la philosophie de Diderot : en ayant l’air d’en goûter les principes, elle séduisait l’apôtre qui les professait à sa cour, ou plutôt dans son cabinet d’études, et qui répandait sa gloire et ses louanges à Paris ; elle se donnait aux yeux de la France, aux yeux de Voltaire et de ses amis, la figure d’une souveraine éclairée et sans préjugés ; elle devançait les âges en asseyant.la liberté de penser sur un trône. Mais ce qu’elle jugeait bon pour elle, utile au personnage qu’elle voulait jouer dans le monde, pouvait n’être pas aussi bon pour ses sujets. Elle en jugea ainsi ; elle mit sous clé le Plan d’une université, et l’affaire de l’Encyclopédie tira en longueur. De promesse en promesse et de délais en délais, l’Encyclopédie moscovite mourut avant de naître, et Diderot fut