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d’élévation et il n’y a que ses quatre frères qui le vaillent ; ce sont eux qui l’ont mise sur le trône. » A la pensée de cette bague qui a appartenu à l’amant de l’impératrice, Diderot ne se tient pas de joie.

Le retour à La Haye fut marqué par quelques incidens qui donnent la seule note pittoresque au récit de ce voyage, où l’on s’attend en vain à voir l’imagination de Diderot ébranlée, saisie par la nouveauté de ces grands spectacles et de ces climats lointains. En cherchant bien, voici tout ce que nous trouvons dans ce genre d’impressions : « C’est ici, dit-il, le pays des grands phénomènes tant au physique qu’au moral. » Voilà qui est bien vague. Ajoutons quelques traits de paysages d’hiver finement saisis sur la route : « Nous avons fait le voyage le plus heureux ; des soirées et des matinées très froides, des journées de printemps et des routes préparées tout exprès. Vous connaissez ces bâtons mis les uns à côté des autres et qui forment les grands chemins. Eh bien ! la Providence, qui aime ses bons serviteurs, avait l’attention de les couvrir toutes les nuits d’un matelas de duvet, de l’épaisseur d’un bon pied et demi… J’ai frissonné en passant la Douïna. De par tous les diables, on frissonnerait à moins. Des glaces crevassées de tout côté ; un fracas enrage à chaque tour de roue de la voiture pesante ; de l’eau qui jaillit de droite et de gauche ; un pont de cristal qui s’enfonce et qui se relève en craquant… Ulysse eut peur, aux environs des Sirènes, de manquer de fidélité à sa Pénélope ; et moi, j’ai eu peur d’être noyé et de ne plus revoir la mienne. L’adultère est certainement un grand péché ; mais j’aimerais mieux l’avoir commis dix fois que d’être noyé une seule[1]. » On peut s’étonner qu’une âme si facile à émouvoir devant un beau tableau et qui sent si vivement la nature à travers l’art, paraisse en ressentir si froidement les effets, quand il se trouve directement et face à face avec elle. Il a passé tout un hiver à Saint-Pétersbourg, et ce sont là les seuls croquis qu’il en rapporte.

En revanche, il rapportait dans ses portefeuilles et dans sa tête de grands projets de travaux dont il avait entretenu l’impératrice. Il était chaîné de mettre en ordre et de publier les statuts des différens établissemens que Catherine avait fondés pour l’instruction de la jeunesse ; il était autorisé d’ailleurs à communiquer ses observations personnelles et ses idées. Son premier soin, à La Haye, où il s’entendit avec des éditeurs, fut d’entreprendre la classification de ces statuts, et c’est à l’occasion de ce travail qu’il conçut le fameux plan d’une université en Russie, dont nous avons parlé

  1. Lettres inédites au docteur Clerc et au général Betzky, 8 avril et 15 juin 1774.