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l’achat de sa bibliothèque au prix de 15,000 francs. Le second avait été de lui laisser cette bibliothèque sa vie durant, le troisième de lui faire une pension de 1,000 francs pour en être le bibliothécaire, le quatrième de transformer cette pension en une somme de 50,000 francs, afin qu’elle fût payée d’avance pour cinquante ans, sans compter une foule d’attentions délicates, de présens, de prévenances de toute sorte. Le cœur de Diderot fut pris, et par sa sensibilité naturelle et par sa vanité ; mais on ne peut s’empêcher de trouver que sa gratitude manque de dignité par excès d’abondance et d’effusion. Elle n’a ni esprit, ni tact ; elle devient à la longue fatigante et presque ridicule. Lisez cette lettre au général Betzky, ministre des arts en Russie : « Monsieur, je suis confondu, je suis stupéfait… O Catherine ! soyez sûre que vous ne régnez pas plus puissamment sur les cœurs à Saint-Pétersbourg qu’à Paris… Vous avez ici une cour et vos courtisans, et ces courtisans ont des âmes nobles, hautes, honnêtes, généreuses, et leur caractère principal est de ne l’être que des héros et de vous. » Puis regardez cette scène si arrangée, si artificielle, que l’on pourrait intituler : Un groupe de famille, ou la lyre reconnaissante : « Une épouse sensible qui verse des larmes de joie, debout à côté de son enfant, qui la tient embrassée. Je les regarde et je ne sais plus ce que je deviens. Un noble enthousiasme me gagne ; mes doigts se portent d’eux-mêmes sur une vieille lyre dont la philosophie avait coupé les cordes. Je la décroche de la muraille, où elle était restée suspendue, et, la tête nue, la poitrine découverte, comme c’est mon usage, je me sens entraîné à chanter :

Vous qui de la Divinité
Nous montrez sur le trône une image fidèle ; etc. »


Et la rapsodie continue, monotone, emphatique. Puis il énumère les travaux qu’il compte dédier à l’impératrice. Il ne s’agit de rien moins, dans plusieurs lettres, que « d’une pyramide qui touchera le ciel, et où dans les siècles à venir les souverains verront, par ce que le sentiment seul de la reconnaissance aura entrepris et exécuté, ce qu’ils auraient obtenu du génie si leurs bienfaits l’avaient cherché. » Et comme l’exagération du sentiment a son contre-coup dans le style, elle produit une image bien bizarre. « Vous verrez, dit-il à Falconet, vous verrez votre ami accourir à Pétersbourg avec sa pyramide entre ses bras. » Cette idée de la pyramide d’œuvres futures le poursuit, comme un symbole de sa reconnaissance : « Oui, que l’impératrice agrée seulement par votre bouche le sacrifice de mes dernières années, et je me renferme, et je travaille, et j’exécute à moi seul tout ce que notre Académie française n’a pu