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la dispute. Enfin, la patience échappa, on en vint aux lettres. On fit plus : on convint de les imprimer… »

Pendant quelques mois, de décembre 1765 à septembre 1766, Diderot se passionna pour la thèse qu’il avait soutenue, et il se jeta dans cette discussion avec cette fougue d’esprit qui ne se ménageait pas. Il soutient que ce ne serait pas la peine de concevoir, d’exécuter des œuvres d’art ou de science, de quelque ordre qu’elles soient, si l’on ne travaillait que pour le temps présent. Et tout d’un coup, le voilà qui anime, qui agrandit, qui élève la discussion. Ici encore on surprend le matérialiste des Élémens de physiologie, s’enchantant de belles espérances, cédant au sophisme de l’éphémère et ouvrant ses ailes vers les régions idéales : « La sphère qui nous environne et où l’on nous admire, la durée pendant laquelle nous existons et nous entendons la louange, le nombre de ceux qui nous adressent directement l’éloge que nous avons mérité d’eux, tout cela est trop petit pour la capacité de notre âme ambitieuse… À côté de ceux que nous voyons prosternés, nous agenouillons devant nous ceux qui ne sont pas encore. Il n’y a que cette foule d’adorateurs illimitée qui puisse satisfaire un esprit dont les élans sont toujours vers l’infini… J’ai beau railler, vous l’avouerai-je ? en regardant au fond de mon cœur, j’y retrouve le sentiment dont je me moque, et mon oreille, plus vaine que philosophique, entend même en ce moment quelques sons imperceptibles du concert lointain… L’éloge payé comptant, c’est celui qu’on entend tout contre, et c’est celui des contemporains. L’éloge présumé, c’est celui qu’on entend dans l’éloignement, et c’est celui de la postérité. Mon ami, pourquoi ne voulez-vous accepter que la moitié de ce qui vous est dû ? — Ce n’est ni moi, ni Pierre, ni Paul, ni Jean qui vous loue ; c’est le goût, et le goût est un être abstrait qui ne meurt point ; sa voix se fait entendre sans discontinuer, par des organes successifs qui se perpétuent en se succédant. Cette voix immortelle se taira sans doute pour vous, quand vous ne serez plus ; mais c’est elle que vous entendez à présent ; elle est immortelle malgré vous, elle s’en va et s’en ira, disant toujours ; « Falconet ! Falconet ! »

Ainsi se transforment les questions dans le mouvement et le feu de ce libre esprit, poète à ses bons momens, quand il n’est pas sous l’empire de ses idées systématiques ou de ses passions inférieures. Il s’exalte à cette pensée de la postérité, qui paraît au premier abord s’accorder médiocrement avec l’ensemble de ses idées sur la vie sans espérance, sur la mort sans lendemain, sur le néant futur de toute sensation et de toute conscience : « La postérité, pour le philosophe, dit-il, c’est l’autre monde de l’homme religieux… Notre émulation se proportionne secrètement au temps, à