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de convention, ce ne sera plus un être réel ; il fera le financier, et ce ne sera plus un personnage vivant. Cette erreur le conduira à l’abstraction pure. Et en effet, il renonce même à donner des noms à ses personnages : c’est le père de famille, c’est l’amant, c’est la mère, c’est la fille. — De plus, cette manière de concevoir les personnages de ses pièces l’amène à moraliser sans cesse : le théâtre n’est plus pour lui qu’une série de scènes imaginées pour faire ressortir les difficultés et les charges, les inconvéniens et les devoirs de chaque condition. Dieu sait si l’auteur a failli à cette mission qu’il s’est donnée ! De cette conception fausse résulte ce qu’il y a d’artificiel dans son théâtre : c’est un jeu d’abstractions pures, de vertus convenues, de sensibilités prévues, d’ingénuités combinées à froid, d’ardeurs amoureuses où l’on sent l’arrangement, de scènes pathétiques d’où l’émotion vraie est bannie ; rien ne vit.

C’est la faute du système ; c’est surtout la faute de l’auteur. Diderot, avec ses puissantes facultés d’esprit, a la tête la moins dramatique du monde, et il s’est obstiné une partie de sa vie contre sa nature, en voulant écrire des pièces. Ce qui s’y oppose, c’est précisément le genre et l’excès de quelques-unes de ses qualités, son enthousiasme un peu vague et monotone pour la vertu, qu’il ne définit guère, mais qui exalte en lui la manie prédicante, une personnalité exubérante, une nature d’esprit subjective et expansive à la fois. Tout ce qui assure son succès, son triomphe dans la critique d’art qu’il a créée, si vive, primesautière, si personnelle, débordante d’émotion, le condamnait à échouer au théâtre : il ne sait pas s’oublier un instant. Il est toujours en scène lui-même, au lieu de ses personnages. Décidément Collé avait raison, oui, Collé, le simple faiseur de parades, quand il écrivait dans son Journal, après la première représentation du Fils naturel : « Ah ! qu’il est peu naturel, ce beau fils ! » — Et aussi était-il bien juste ce mot de l’abbé Arnaud à Diderot : « Vous avez l’inverse du talent dramatique : il doit se transformer dans tous les personnages et vous les transformez en vous. » Tous les personnages représentent en effet une qualité de Diderot, une de celles qu’il s’imagine avoir ou dont il sentie goût plus ou moins platonique en lui : Rosalie, c’est sa sensibilité ; Clairville, c’est sa fougue et son tempérament ; Dorval, c’est sa générosité ; la jeune veuve, c’est sa vertu, tous les deux, c’est son amour pour la prédication laïque. Et de même dans le Père de famille, Germeuil, c’est Diderot bienfaisant, se sacrifiant à ses amis, prêt à immoler même l’apparence de l’amitié pour mieux les servir ; Saint-Albin, c’est Diderot amoureux, livré à la passion qui ne serait pas la passion, si elle connaissait un frein ou des obstacles ; M. d’Orbesson, c’est le père édifiant,