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règne, la vertu en est l’objet ; tout respire l’honnête. Mais il n’y a pas d’action, mais tout se passe en tirades ou en pantomimes ; tout le monde disserte à son tour ; on se tait avec émotion, on soupire. Les jeux de scène sont d’ailleurs indiqués avec la plus soigneuse prévoyance ; les groupes se forment sous les coups des plus poignantes émotions ; les attitudes de chacun se dessinent à la fois harmonieuses et diverses ; il y a à chaque instant, comme l’exige la poétique nouvelle, des cris de nature, des mots inarticulés, des voix rompues par la passion, des phrases commencées et que le geste achève. Voyez plutôt à la scène dernière du cinquième acte, quand Lysimond entre, apportant avec lui le dénoûment de ce long imbroglio pendant lequel le frère et la sœur, qui ne connaissent pas leur parenté, se sont aimés un peu plus qu’il ne convenait. La situation est forte, elle est tendue presque à l’excès-, la pantomime y remplace presque le dialogue : « Mon frère ! — Ma sœur ! — Dorval ! — Rosalie ! » Tout est noté avec la plus scrupuleuse exactitude : — (Ces mots se disent avec toute la vitesse de la surprise et se font entendre presque au même instant.) — « Ah ! mes enfans ! » (En disant ces mots, le vieillard tient ses bras étendus vers ses enfans, qu’il regarde alternativement, et qu’il invite à se reconnaître. Dorval et Rosalie se regardent, tombent dans les bras l’un de l’autre, et vont ensemble embrasser les genoux de leur père, en s’écriant :) — « Ah ! mon père ! » — Toutes les conditions du genre sont remplies, et il n’y a rien au monde de plus froid que cette scène si agitée.

Le Shérif est bien probablement ce drame qui devait se placer entre le genre sérieux et la tragédie et dont on nous rend aujourd’hui l’esquisse, ce qui nous permet de reconstruire la trilogie dramatique conçue d’après la poétique nouvelle : le Père de famille, une comédie sérieuse, le Fils naturel, un drame intermédiaire entre la comédie et la tragédie ; le Shérif enfin se rapprochant davantage de la tragédie par les péripéties et le dénoûment. C’est vers 1769 que le plan de cette dernière pièce a été jeté par Diderot sur le papier par échappées, tout au travers des innombrables préoccupations et corvées de toute sorte, qui prenaient tout son temps, et des fantaisies qui prenaient le reste. C’est l’époque la plus occupée de sa vie. Il écrivait à Mlle Volland : « Puisque je me plais tant à lire les ouvrages des autres, c’est qu’apparemment le temps d’en faire est passé. Nous verrons pourtant : j’ai un certain Shérif par la tête et dont il faudra bien que je me délivre, ainsi que des importuns qui me le demandent. En attendant, j’ai de la besogne jusque pardessus les oreilles : je suis trois ou quatre jours de suite enfermé dans ma robe de chambre. »

Cette pièce était destinée à être le chef-d’œuvre du genre.